Extrait de la revue "La Nature", no2733, du 21 août 1926, p.116 et 117.

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La Science en Famille.

JEAN DARCET

L'homme dont nous venons d'écrire le nom a rendu des services immenses à la science et à l'industrie. Comme il né le 7 septembre 1725, il nous semble tout naturel de chercher à honorer sa mémoire.

Son pays natal était le village de Doazit, qui se trouve dans le département des Landes, canton de Mugron, et dont la population actuelle est d'environ 1200 habitants.

Son père était un magistrat très intègre et très capable, mais, en même temps, un homme de la plus grande austérité, son fils eut à en souffrir.

Le jeune Darcet commença ses études au collège d'Aire, et les termina à Bordeaux. Ces études durent être excellentes, on verra bientôt pourquoi.

Quand il fut sorti du collège, il refusa d'obéir à la volonté paternelle et d'étudier le droit pour se préparer à entrer, lui aussi, dans la magistrature. Son père s'en irrita, et, comme il était devenu veuf et s'était remarié, l'influence d'une mère ne vint point calmer l'irritation du jeune homme qui fut mis en demeure d'obéir, sous peine d'être déshérité ; mais Jean Darcet n'hésita pas à renoncer aux biens sur lesquels il était en droit de compter, et qui passèrent à un frère issu du second mariage de son père. Ajoutons, à l'éloge de celui qui nous occupe, que, par la suite, il se réconcilia avec sa famille.

Mais, pour commencer, il fallait vivre, et c'était chose difficile. Il commença par enseigner le latin aux enfants d'un savetier, mais il ne tarda pas à avoir un élève appartenant à une toute autre catégorie sociale, et, en 1742, à l'âge de 17 ans, nous le trouvons précepteur du fils de Montesquieu. Assurément, un tel homme n'avait pas choisi à la légère l'instituteur de son fils, et, à l'âge où on est encore écolier, au moins le plus souvent, Darcet devait avoir fait preuve de connaissances étendues et d'un sérieux précoce.

Tout en instruisant le fils, il était le collaborateur du père. Montesquieu avait besoin d'un aide qui lui recueillit les matériaux qui lui servirent à composer l'Esprit des Lois. Cet aide fut Darcet. Aussi, était-il enthousiaste de ce grand ouvrage, qu'il savait presque par cœur.

Les fréquents séjours de Montesquieu à Paris pendant les dernières années de sa vie facilitèrent à Darcet l'étude de la médecine et de la chimie. D'autre part, on sait qu'au commencement de sa carrière, l'illustre président s'était beaucoup occupé de sciences naturelles et, qu'il avait rêvé d'écrire une Histoire physique de la Terre ancienne et moderne, ouvrage pour lequel il lui aurait fallu une masse énorme de renseignements qu'il demanda sans succès à ceux qui auraient pu les lui fournir (1).

On peut présumer que Montesquieu revenait volontiers à l'occasion, sur ce grand sujet de l'origine et des transformations de notre globe, auquel il avait porté tant d'intérêt dans sa jeunesse, et que ses conversations ont eu quelque influence sur les futurs travaux de son secrétaire.

Quoi qu'il en soit, Darcet publia une édition du Traité des questions naturelles de Sénèque, ouvrage très curieux, car son auteur y a pressenti bien des découvertes qui ne devaient être faites que longtemps après sa mort, notamment celle du Nouveau Monde, celle du mouvement de la Terre, et celle de la périodicité des comètes : "La postérité, s'écrie-t-il, s'étonnera parce que nous aurons ignoré des choses si évidentes !".

Montesquieu mourut le 10 février 1755. A ce moment suprême, Darcet lui rendit un grand service.

Le philosophe avait reçu les sacrements de l'Eglise, et à un confesseur qui lui demandait s'il reconnaissait combien Dieu est grand, il répondit : "Oui, et aussi combien les hommes sont petits !" Cela ne suffit point à ce moine, qui, par excès de zèle, voulut qu'on lui remit la clef du cabinet où se trouvaient les manuscrits de l'illustre défunt, avec l'intention déclarée de détruire ceux qui lui conviendraient. La famille de Montesquieu hésitait, et ce fut Darcet qui prit la défense de son ami mort. Il n'hésita pas à se colleter avec le confesseur et la victoire lui resta. Les manuscrits furent sauvés, et un siècle et demi plus tard, les descendants du philosophe les ont publiés, sans autre suppression que celle de quelques lignes qui leur ont semblé trop sentir leur XVIIIe siècle.

Pendant qu'il vivait auprès de Montesquieu, soit à La Brède, soit à Paris, Darcet avait eu naturellement des relations avec des personnages appartenant à une catégorie sociale bien au-dessus de la sienne. C'est ainsi qu'il se lia avec un grand seigneur, le comte, plus tard duc de Lauraguais, qui avait un vif goût pour les sciences. Darcet était lié d'une vive amitié avec un médecin qui était son compatriote, le docteur Roux (2), et celui-ci l'avait mis en relation avec Montesquieu. M. de Lauraguais apprécia les deux amis, dont il disait : "Roux avait cet esprit qui annonce de la capacité, mais il était atrabilaire. Darcet était bon, simple et gai. Je demandai son amitié à Roux, mais je donnai la mienne à Darcet : et, dès ce moment, nous fûmes inséparables". Le grand seigneur et son modeste ami devaient siéger à côté l'un de l'autre sur les bancs de l'Académie des sciences.

Mais, en 1756, la guerre éclata et M. de Lauraguais, colonel d'un régiment, dut se rendre à l'armée. Darcet l'y suivit (nous ne savons à quel titre), et assista à la bataille de Hastenbeck (26 juillet 1757), où le maréchal d'Estrées, secondé par Chevert, vainquit les Anglais commandés par le duc de Cumberland.

Darcet se conduisit comme un vieux soldat. A un certain moment, son cheval, couvert de terre par le ricochet d'un boulet, l'emporta au plus fort de la mêlée, et il ne chercha pas à s'en tirer : "Je n'y serais pas venu, dit-il, mais puisque j'y suis, je veux y rester".

Mais ce voyage ne fut pas, pour Darcet et même pour son ami, exclusivement guerrier. En 1757, faisant la campagne du Hanovre, ils profitèrent de l'occasion pour visiter les mines du Hartz. "Ils passèrent plusieurs jours sous terre, dit Lauraguais, en ayant soin de s'informer de temps en temps de ce qui se passait au-dessus (3)."

Ce n'était pas une précaution inutile, car, pendant que les deux amis visitaient les mines, le maréchal de Soubise avait perdu la bataille de Rosbach. Lauraguais et Darcet se hâtèrent de rejoindre leur corps et arrivèrent à temps pour assister à la défaite de Crevelt. A cette bataille, le régiment du premier fut presque complètement détruit, et son chef cessa de prendre part à la campagne. Il revint en France, et, conjointement avec Darcet, se consacra à des études de chimie.

Vers le milieu du XVIIIe siècle, dans toute l'Europe, on recherchait les moyens d'arriver à faire de la porcelaine aussi belle qu'en Chine ou au Japon. C'était l'époque où vivaient, en Angleterre, Wedgwood, en Saxe, Boltger.

En France, Réaumur et plusieurs autres marchaient sur les traces de Bernard Palissy, mais sans grand succès, semble-t-il. M. de Lauraguais et son ami Darcet furent plus heureux. Ils travaillèrent avec une patience admirable, et avec un esprit méthodique qui ne l'était pas moins. Ils ne laissèrent rien au hasard, et examinèrent successivement plus de deux cents espèces de terre, qu'ils combinèrent successivement deux à deux, trois à trois, etc. Ces mélanges, ils les soumirent à l'action du feu, dans toutes les circonstances imaginables, et ils arrivèrent à découvrir la véritable composition de la porcelaine. Il va sans dire que, sans la grande fortune de M. de Lauraguais, des essais aussi coûteux n'eussent pas été possibles, non plus que les expériences par lesquelles Darcet prouva que le diamant peut se volatiliser.

Darcet publia, deux mémoires où il décrivit ses opérations et les résultats qu'elles avaient donnés. Ajoutons que la découverte de gisements abondants de kaolin auprès d'Alençon, puis de Saint-Yrieix (4) permirent aux procédés inventés par le chimiste d'entrer dans la pratique de la grande industrie.

Parmi ceux qui suivirent avec le plus d'intérêt les travaux de Darcet, il faut nommer son contemporain, le chimiste Macquer, qui dirigeait la fabrique de porcelaine établie d'abord au château de Vincennes et transportée en 1756 à Sèvres, où elle se trouve encore, dans un bâtiment nouveau, il est vrai (5). On sait d'ailleurs que le bâtiment primitif subsiste et est devenu l'Ecole Normale supérieure de jeunes filles. Cela était d'autant plus beau que Macquer, avait, comme c'était son devoir, fait des travaux analogues à ceux de Darcet.

Il ne faut donc pas s'étonner que ce dernier, à la mort de Macquer (1784), l'ai remplacé à Sèvres, ainsi qu'à l'Académie, dont M. de Lauraguais faisait partie depuis 1758. Il y était entré à l'âge de 25 ans et devait vivre jusqu'en 1824.

A Sèvres, Darcet continua ses travaux sur la fabrication de la porcelaine et réussit à l'améliorer beaucoup. Sous sa direction, on réussit à cuire d'une seule pièce de très grands vases. Avant lui, ces vases étaient divisés en plusieurs parties qu'on faisait cuire séparément et qu'on réunissait ensuite. D'autre part, les fours furent perfectionnés, et on arriva à donner aux peintures ornant les produits de la manufacture plus d'éclat, et des nuances plus nombreuses, et plus délicatement graduées.

Cela ne suffisait pas d'ailleurs à son activité, et à cette époque de sa vie remontent des travaux d'un tout autre ordre, notamment sur les moyens d'extraire la soude artificielle de sel marin, sur la fabrication des savons et sur l'extraction de la matière nutritive que contiennent les os. Les résultats de ce dernier travail furent appliqués en grand, pendant la première moitié du XIXe siècle : les sociétés philantropiques distribuaient aux pauvres des soupes dont l'élément principal était l'osséine.


 

(1) Dans cette Histoire physique de la Terre ancienne et moderne, il aurait donné "celle de tous les changements qui lui sont arrivés, tant généraux que particuliers, soit par les tremblements de terre, inondations et autres causes ; avec une description exacte des différents progrès de la terre et de la mer, de la formation et de la perte des îles, des rivières, des montagnes, des vallées, golfes, lacs, détroits, caps, et de tous leurs changements, des ouvrages faits de main d'homme qui ont donné une nouvelle face à la terre, des principaux canaux qui ont servi à joindre les mers et les grands fleuves, des mutations arrivées dans la nature du terrain et la constitution de l'air, des mines nouvelles ou perdues ; de la destruction des forêts, des déserts formés par les pestes, les guerres et les autres fléaux, avec la cause physique de tous ces effets, et des remarques critiques sur ceux qui se trouveront faux ou suspects."

Par une note insérée au Journal des savants, il avait demandé qu'on lui facilitât son entreprise par l'envoi de documents, mais son appel passa inaperçu.

(2) Augustin Roux, né à Bordeaux, le 26 janvier 1726, mort à Paris, le 28 juin 1776. Il fit d'excellentes études dans sa ville natale, mais refusa de se soumettre à la volonté de ses parents, qui étaient pauvres, et désiraient le voir entrer dans les ordres, ce qui pensaient-ils, le mettrait plutôt en état de leur venir en aide. Il préféra étudier la médecine et grâce en partie à la protection de Montesquieu, parcourut une belle carrière. Nommé en 1770 professeur à la Faculté de médecine de Paris, il fit des leçons extrêmement brillantes ; mais, par malheur, l'excès du travail abrégea sa vie et il mourut à l'âge de 50 ans.

(3) Montesquieu avait visité ces mêmes mines du Hartz vers 1730 et cette visite avait été pour lui l'occasion de recueillir des notes intéressantes qui ont été publiées en 1894 seulement. Darcet les connaissait sans aucun doute, et c'est ce qui explique, qu'à son tour, il est tenu à faire cette exploration instructive et curieuse.

(4) Nous ne devons pas oublier de mentionner que c'est à un pharmacien de Bordeaux, Vilaris, qu'on doit d'avoir reconnu la véritable nature et les propriétés de l'argile trouvée à Saint-Yrieix. L'officine de Vilaris existe encore, et, dans la vitrine d'une pharmacie voisine de l'église Saint-André, on peut voir un petit buste représentant le modeste apothicaire qui a rendu un si grand service à l'industrie française.

(5) Il y a à Sèvres un Musée d'art céramique où l'on voit de véritables merveilles, sans égales au monde. Si elles étaient en Allemagne ou en Italie, nos snobs ne manqueraient pas de les visiter, mais comme elles sont aux portes de Paris, la plupart des Parisiens ne les connaissent pas.