Extrait de La Semaine Religieuse d’Aire et Dax - 1901, p.123 à 128. Par Joseph Dupouy.

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Jean DARCET

Au cœur même de la Chalosse, en face du sanctuaire de l’aimable Mère du Lis, à la cime et sur les flancs d’un riant coteau s’étage gracieusement le pittoresque village de Doazit.

Jadis château féodal, Doazit eut ses murs d’enceinte, son moulin à vent en prévision de siège, ses tourelles crénelées. Il se vit un instant honoré des visites du jeunes héros de Ravenne. Cette charmante paroisse fut aussi le berceau des évêques Christophe et François de Foix de Candale. Ce dernier fonda à Bordeaux la première chaire de mathématiques. Erigé en archiprêtré à cause de son importance, Doazit subsista dans sa splendeur jusqu’en 1789.

Aujourd’hui bien déchu, réduit à une population de 1.300 âmes, Doazit vit modestement des souvenirs de son passé et se contente de mériter l’attention et l’admiration du touriste.

C’est là que naissait, en 1725, Jean Darcet, dont nous voudrions esquisser la biographie. Le collège de France tout récemment a honoré la mémoire de Darcet à l’occasion du centenaire de sa mort (13 février 1801) ; il est juste qu’à notre tour nous apportions un hommage au compatriote qui illustra notre pays.

Jean Darcet est né au Prouilh, maison de campagne existant encore et conservant son nom d’autrefois.

Sa famille, dont il reste encore des descendants, était ancienne et honorée dans le pays. Son père, Antoine Darcet, avait, dit-on, rempli la charge de lieutenant général du bailliage de Gascogne ; et sa mère, demoiselle d’Audignon, était considérée comme la femme la plus vertueuse de la paroisse. Le petit Jean ne la connut presque pas.

La première éducation de Darcet fut dirigée au Prouilh même, par les parents qui craignaient prudemment de le confier trop tôt à des mains étrangères. Elles coulèrent donc douces et paisibles, au sein de sa famille, les tendres années de Petit-Jean, comme l’appelait son père.

Mais il fallait songer à l’avenir : le collège d’Aire le reçut en 1737.

Son naturel était doux et affectueux, porté plutôt à la timidité. Darcet s’attacha fortement à ses maîtres qui d’ailleurs avaient pour lui une prédilection marquée. Cette réciprocité de sentiments éveilla la pensée d’un rapprochement plus étroit et plus durable : Darcet jeta un instant les yeux sur le Petit Séminaire.

Mais le rigide magistrat du Prouilh ne voulait voir en son fils qu’un futur avocat. Toujours loyal, Jean confesse à son père qu’il ne veut point du barreau, et annonce à ses maîtres qu’il se croit appelé ailleurs qu’au séminaire : il préfère l’étude de la médecine et des sciences naturelles. Mais comment signifier à son père la décision qu’il a prise de devenir médecin ? Ce fut pour Jean un moment bien pénible que celui où il dut faire l’aveu de sa vocation.

Le père éclate en invectives contre son fils ; devant l’obstination de ce dernier, il transporte, par devant notaire, le droit d’aînesse et les avantages qui y étaient attachés, sur un fils qui vient de naître d’un second lit. Le jeune Darcet n’en fut pas découragé. Sa résolution était définitive.

Quels furent ses adieux au toit paternel du Prouilh ; quelles larmes il répandit au cimetière du Mus sur la tombe d’une mère qui lui avait tant manqué ; quel fut le regard qu’il fixa sur la flèche dominant sa chère bourgade de Doazit, lorsqu’il lui dit adieu, pour toujours peut-être, puisque plus rien que son cœur ne l’attachait à Doazit et au Prouilh ? L’histoire ne nous le dit pas ; mais le cœur que nous lui connaissons nous permet d’en avoir quelque idée.

A Bordeaux, où il arriva en 1745 pour faire ses études, il se vit obligé de donner des leçons de grec et de latin pour suppléer au peu de ressources qui lui revenaient de sa mère. Cela d’ailleurs ne contrariait nullement ses goûts, comme nous le verrons bientôt.

Ayant acquis l’estime et l’affection de ses camarades, il fut présenté par l’un d’eux à Montesquieu. Ce grand homme lui donna d’abord quelques secours ; mais reconnaissant en lui des talents et de précieuses qualités morales, il lui confia l’éducation du jeune Secondat, son fils, et l’amena à Paris en 1752 ; plus tard, Darcet devenait secrétaire de Montesquieu.

L’union la plus étroite s’établit aussitôt entre ces deux hommes. Le jeune médecin aida le philosophe à recueillir les matériaux pour son immortel ouvrage l’Esprit des Lois ; il apportait sa contribution personnelle à la composition de ce chef-d'œuvre bientôt traduit dans toutes les langues de l’Europe. Darcet cessait d’être le protégé de Montesquieu, pour en devenir l’ami et le confident.

Retrouvant sa liberté à la mort de Montesquieu, Darcet ne s’occupa plus que de son art.

En 1756, il était docteur de la faculté de médecine de Paris. Un an après, Darcet faisait ses adieux à la faculté, après avoir imaginé et réalisé un problème aussi simple qu’efficace pour la ventilation des salles de spectacles et des ateliers de dorure. Il avait en outre appliqué un système économique de fumigation à l’hôpital St-Louis, amélioré les systèmes de chauffage, et découvert un procédé d’assainissement pour les égouts.

Dès lors, Darcet s’adonna uniquement à l’étude de la chimie. Rouelle dominait alors dans cette science ; c’est avec lui que Darcet prépare l’avènement de la nouvelle école ; grâce à ses laborieuses recherches, Darcet se fit un nom comme chimiste ; et Rouelle, devenu son admirateur, lui promit sa fille en mariage. Cette promesse a eu plus tard sa réalisation.

Un jeune militaire, le comte de Lauragais, obéissant à l’impulsion donnée à l’étude de la chimie par Rouelle et par Darcet, ayant besoin d’un guide dans ses travaux scientifiques, fit choix de Darcet qui lui avait été présenté par Rouelle. Dès lors, le comte de Lauragais et Darcet travaillèrent de concert, et bientôt le cœur les unit autant que le zèle de la science.

Mais, en 1758, la guerre vint les interrompre en appelant le comte de Lauragais dans les camps. Darcet suivit le guerrier. L’occupation du pays de Hanôvre leur fournissant l’occasion de visiter les mines du Hartz, Darcet en publia une description. Il y joignit l’histoire naturelle de ce pays et le journal des événements de cette campagne, ouvrage qui se distingue par une grande sagacité d’observation.

La paix rendit les deux amis à leurs recherches chimiques qu’ils appliquèrent particulièrement aux arts. C’est alors qu’ils travaillèrent à renouveler et à perfectionner l’art de faire la porcelaine. Cette poterie précieuse nous avait été apportée d’abord du Japon et de la Chine par les Portugais. Elle nous vint ensuite de la Saxe. Mais cet Etat ne tarda pas à interdire sous peine de mort d’exporter la terre à porcelaine dont Bœtticher avait su tirer un magnifique parti : le moindre échantillon de ce kaolin ne put donc franchir les frontières saxonnes. Darcet néanmoins voulait fabriquer une porcelaine, la porcelaine française.

A cet effet, il décompose d’abord les plus fines porcelaines pour reconnaître la nature et les proportions des terres qui entraient dans leur fabrication. Puis, exposant au feu diverses terres de nos pays, il parvint à reproduire non seulement le kaolin saxon, mais plusieurs autres substances analogues propres au même résultat.

Ce grand et beau travail, il le présenta lui-même dans divers mémoires à l’Académie des sciences, pendant les années 1766 et 1768. C’était la première fois qu’on exposait devant ce corps savant, la série méthodique et raisonnée d’une analyse chimique par le feu.

Deux mois après, Darcet démontrait devant l’académie des sciences de Paris l’entière combustibilité du diamant, et présentait d’autres mémoires relatifs aux pierres précieuses dont il enseignait la fabrication imitée.

En 1774, un voyage qu’il fit dans les Pyrénées lui fournit l’occasion de faire l’histoire géologique de ces montagnes, dans un discours qu’il prononça au Collège de France. Son succès fut tel qu’élèves et professeurs l’acclamèrent spontanément professeur de chimie. Ce discours de Darcet a été imprimé depuis ; il est conservé précieusement dans les archives de l’Académie des Sciences ; il est aussi remarquable par le style que par les connaissances scientifiques qu’il suppose.

J’ai parlé du style de Darcet : notre savant n’était pas sans mérite sous ce rapport. L’instruction solide qu’il avait reçue au collège d’Aire, les soins qu’il avait apportés à l’éducation du jeune Secondat, lui avaient donné le goût des belles lettres ; Montesquieu l’appelait le " médecin lettré ". Les notes nombreuses dont il a enrichi le traité des " Questions naturelles " de Sénèque le philosophe et les épîtres d’Horace prouvent assez qu’il n’était pas étranger aux choses de la littérature.

En outre, le discours de Darcet eut cela de particulier et d’original qu’il fut le premier qu’on prononça en français ; jusqu’alors, les professeurs du Collège de France avaient enseigné en latin.

Pendant vingt-sept ans, Darcet fut professeur ; et pendant vingt-sept ans, il ne cessa de jouir de l’affectueuse vénération de ses élèves et de la cordiale sympathie de ses collègues. A la mort du chimiste Macquer, il prit place à l’Académie des sciences et fut en même temps nommé directeur de la manufacture de Sèvres. Bientôt après, il devint inspecteur général des monnaies, et surveillant à vie de la manufacture des Gobelins.

A dater de ce jour, il employa sa grande sagacité et son activité infatigable à améliorer les procédés suivis dans ces divers établissements, et à faire progresser l’industrie française.

On lui doit des études sérieuses sur la fabrication de la chaux, l’amélioration des procédés de teinture, la fabrication des savons et de toutes les matières huileuses indistinctement ; nous avons encore de lui des analyses exactes de plusieurs mines, des diverses eaux minérales, et d’une foule de matières animales. Ces divers travaux le firent surnommer " le chimiste pratique ".

L’Institut royal de France venait de le recevoir parmi ses membres lorsque éclata la Révolution française. Darcet, nous aurions dû le dire auparavant, avait conservé intacte la foi et la piété dont une mère croyante avait déposé le germe dans son cœur.

L’austère patriotisme de son père avait gravé dans son âme l’amour de la France et de son roi. Royaliste avant la tourmente, Darcet garde ses convictions pendant la révolution ; il reste fidèle au drapeau blanc fleurdelisé.

L’attitude ferme du savant chrétien était bien faite pour froisser l’ombrageuse tyrannie de Robespierre. Aussi ce dernier le mit-il en tête de ses listes de proscriptions ; l’influence du républicain Fourcroy fit rayer le nom de Darcet. Jeté en prison quelque temps après, Darcet parvient à s’évader le jour même où la guillotine devait faire tomber sa tête.

Devant le péril toujours croissant, il reprend le chemin de Doazit où il arrive en 1793. Sa première visite fut pour l’église : " Sur les dalles froides de la chapelle, dit-il lui-même, je répandis toutes les larmes de mon cœur. "

L’archiprêtre de Doazit, M. Mora, eut sa seconde visite : elle fut longue, car le clergé de Doazit, composé de l’archiprêtre, de M. Decès, premier vicaire, et de M. Nalis, second vicaire, se préparait à quitter le presbytère, et combinait des plans pour essayer de rester en secret dans la paroisse, malgré l’horrible chasse que venait de commencer Dartigoeyte.

Darcet leur donna volontiers les conseils suggérés par sa propre expérience de proscrit. Il amena avec lui, au Prouilh, le second vicaire qui fut dès lors son ami, et qu’il associa à ses travaux. Il faut dire, en effet, que Darcet poursuivit ses recherches à Doazit. Sous le pin du Prouilh, il passait de longues heures en face d’un rustique fourneau où fondaient le bismuth, l’étain et le plomb. Sous ce pin, Darcet trouva, paraît-il, le fameux alliage qui porte son nom et qui devait plus tard obtenir une si haute importance en devenant la base du stéréotypage.

Rappelé à Paris par son émule en chimie, Fourcroy, il est, après le 18 brumaire, envoyé au Sénat conservateur ; là, il se fait remarquer par de patriotiques harangues.

Enfin, le 13 février 1801, Darcet s’éteignait doucement, au milieu de ses amis, emportant les regrets de tous ceux qui l’avaient connu.

Cinquante ans plus tard, la municipalité de Paris écrivit à la municipalité de Doazit pour obtenir de celle-ci l’acte de naissance de Darcet. Paris reconnaissant voulait que le nom du célèbre Doazitien devint le nom d’une de ses rues : la rue Darcet existe encore de nos jours.

Cuvier terminait l’éloge de Darcet devant les membres de l’Institut de France en 1802, par ces mots de Bossuet : " Leurs faits seuls, leurs œuvres seules peuvent louer dignement les hommes extraordinaires. " Nous n’ajouterons rien à cet éloge qui constitue le plus beau témoignage en faveur de Darcet.

 

J. D.

(Joseph DUPOUY, de Doazit)