Extrait de NOS CAHIERS 1901, p.47 à 59. Par Joseph Dupouy.

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JEAN DARCET

Au cœur même de la Chalosse, en face du sanctuaire de l’aimable Mère du Lis, à la cime et sur les flancs d’un riant coteau s’étage gracieusement le pittoresque village de Doazit.

Jadis château féodal, Doazit eut ses murs d’enceinte, son moulin à vent en prévision de siège, ses tourelles crénelées. Il se vit un instant honoré des visites du jeunes héros de Ravenne. Cette charmante paroisse fut aussi le berceau des évêques Christophe et François de Candale. Ce dernier fonda à Bordeaux la première chaire de mathématiques. Erigé en archiprêtré à cause de son importance, Doazit subsista dans sa splendeur jusqu’en 1789.

Aujourd’hui bien déchu, réduit à une population de 1300 âmes, Doazit vit modestement des souvenirs du passé et se contente de mériter l’attention et l’admiration du touriste.

C’est là que, le 7 septembre 1725, naissait Jean Darcet, dont nous voudrions esquisser la biographie. Le collège de France tout récemment a honoré la mémoire de Darcet, à l’occasion du centenaire de sa mort (13 février 1801) ; il est juste qu’à notre tour nous apportions un hommage au compatriote qui illustra notre pays.

Jean Darcet est né au Prouilh, maison de campagne existant encore et conservant son nom d’autrefois. Sa famille, dont il reste encore des descendants, était ancienne et honorée dans le pays. Son père Antoine Darcet, fut longtemps lieutenant général du bailliage de Gascogne, "Jamais, écrivait Dizé en 1802, le parlement de Bordeaux, auquel il ressortissait, ne cassa un seul de ses jugements. " Sa mère, demoiselle d’Audignon, était considérée comme la femme la plus vertueuse de la paroisse : le petit Jean ne la connut presque pas.

La première éducation de Darcet fut dirigée au Prouilh même, par les parents qui craignaient prudemment de le confier trop tôt à des mains étrangères. Elles coulèrent donc douces et paisibles, au sein de la famille, les tendres années de Petit-Jean, comme l’appelait son père.

Mais il fallait songer à l’avenir : le collège d’Aire le reçut en 1737.

Son naturel était doux et affectueux, porté plutôt à la timidité. Darcet s’attacha à ses maîtres qui d’ailleurs avaient pour lui une prédilection marquée. Cette réciprocité éveilla la pensée d’un rapprochement plus étroit et plus durable : Darcet jeta un instant les yeux sur le petit séminaire.

Mais le rigide magistrat du Prouilh ne voulait voir en son fils qu’un futur avocat. Toujours loyal, Jean confesse à son père qu’il ne veut point du barreau, et annonce à ses maîtres qu’il se croit appelé ailleurs qu’au séminaire : il préfère l’étude de la médecine et des sciences naturelles. Mais comment signifier à son père la décision qu’il a prise de devenir médecin ? Ce fut pour Jean un moment bien pénible que celui où il dut faire l’aveu de sa vocation.

Le père éclate en invectives contre son fils ; devant l’obstination de ce dernier, il transporte, par devant le notaire, le droit d’aînesse et les avantages qui y étaient attachés, sur un fils qui venait de naître d’un second lit. Le jeune Darcet n’en fut pas découragé ; sa résolution était définitive.

Quels furent ses adieux au toit paternel du Prouilh ; quelles larmes il répandit au cimetière du Mus sur la tombe de la mère chrétienne qui lui avait tant manqué ; quel fut le regard qu’il fixa sur la flèche dominant sa chère bourgade de Doazit, lorsqu’il lui dit adieu, pour toujours peut-être, puisque plus rien que son cœur ne l’attachait à Doazit et au Prouilh ? L’histoire ne le dit pas ; mais le cœur que nous lui connaissons nous permet d’en avoir quelque idée. Une chose est sûre : c’est qu’il n’eut jamais le moindre sentiment d’amertume pour son père : " D’Arcet conserva toujours le respect, la piété filiale et tous les rapports qui existent entre les bons fils et les bons pères. Quand il s’applaudissait de son dévouement aux sciences, quand il parlait de ce que son initiation dans leur sanctuaire avait eu de rigoureux pour lui, il ne manquait jamais de chercher des excuses pour son père et, il eut les procédés d’un frère excellent envers le fils du second lit qui fut revêtu de ses droits et avantages d’aîné. "

A Bordeaux, où il arriva vers 1740 pour faire ses études, Darcet se vit obligé de donner des leçons de grec et de latin pour suppléer au peu de ressources qui lui revenaient de sa mère. Cela d’ailleurs ne contrariait nullement ses goûts, comme nous le verrons bientôt.

Son amabilité d’esprit et de caractère lui acquièrent bientôt l’estime et l’amitié de ses camarades, et, par ceux-ci, la bienveillance et la considération des hommes les plus honorés à Bordeaux. Le jeune médecin Roux, son ami, le présenta au président de Montesquieu. Ce grand homme lui donna d’abord quelques secours ; puis reconnaissant en son protégé des talents et de précieuses qualités morales, il lui confia l’éducation du jeune Secondat son fils, et l’amena à Paris en 1742 ; plus tard Darcet devenait secrétaire de Montesquieu.

L’union la plus étroite s’établit aussitôt entre ces deux hommes. Le jeune médecin aida le philosophe à recueillir les matériaux pour son immortel ouvrage " l’Esprit des Lois " ; il apportait sa contribution personnelle à la composition de ce chef-d'œuvre bientôt traduit dans toutes les langues de l’Europe. Darcet cessait d’être le secrétaire et le protégé de Montesquieu pour en devenir l’ami et le confident. " Leur liaison se resserra toujours jusqu’à la mort de l’illustre président, qui rendit le dernier soupir appuyé sur le bras de D’Arcet. "

Retrouvant sa liberté à la mort de Montesquieu, Darcet ne s’occupa plus que de son art.

En 1756, il obtenait les premiers grades à la faculté de médecine de Paris, et en 1762, il y était reçu avec distinction docteur régent. " Bordeaux surtout le chérissait comme homme excellent et l’estimait comme bon médecin... d’Arcet devait réussir dans cette belle profession. "

Un an après, Darcet faisait ses adieux à la faculté, après avoir imaginé un problème aussi simple qu’efficace pour la ventilation des salles de spectacles et des ateliers de dorure. Il avait en outre appliqué un système économique de fumigation à l’hôpital St-Louis ; amélioré les systèmes de chauffage, et découvert un procédé d’assainissement pour les égouts.

Dès lors, Darcet s’adonna uniquement à l’étude de la chimie. A cette époque, cette science était loin d’être ce qu’elle est aujourd’hui : c’est à peine si on commençait à la considérer comme science proprement dite. En France, Rouelle s’était fait son défenseur en introduisant dans le pays la " théorie du phlogistique " du Bavarois Sthal. Cependant Lavoisier travaillait à faire prévaloir la " théorie atomique " qu’il venait d’imaginer ; et sa jeune doctrine prédestinée à devenir la base de la chimie actuelle, était encore loin d’être en faveur.

La méthode simple et logique de Rouelle, ses idées originales, et la chaleur de son éloquence provoquèrent l’enthousiasme de notre héros. Bientôt après, Darcet est compté parmi les plus intelligents adeptes de la doctrine séculaire ; il se fait vite un nom comme chimiste ; il illustre son école ; et son assiduité, son dévouement mis au service de ses talents natifs, lui acquièrent un nouvel ami dans la personne du maître commun, Rouelle. Devenu son admirateur, celui-ci lui promet sa fille en mariage : cette promesse a eu plus tard sa réalisation. Cet ainsi que Darcet et Rouelle préparèrent l'avènement de la nouvelle école, en stimulant le génie de Lavoisier, et en l’aidant de leurs découvertes.

Comme tout ce qui est nouveau et fait sensation, ces découvertes avaient fait leur chemin et dépassé le cercle étroit de ceux qu’elles intéressaient immédiatement. Des hommes distingués par le rang qu’ils occupaient dans le monde se mêlèrent aux savants ; ils offrirent au moins leurs richesses et leur influence pour concourir aux progrès de la chimie : tel fut le jeune militaire, comte de Lauragais.

Ayant besoin d’un guide pour ses travaux scientifiques, commencés au laboratoire de Rouelle, le jeune comte fit choix de Darcet. " Dans une lettre qui fut plus tard imprimée à l’occasion de l’éloge de d’Arcet, M. de Lauragais commença par demander à d’Arcet son amitié. " Darcet n’était pas homme à se faire prier sur ce point. Dès lors, le comte de Lauragais et Darcet travaillèrent de concert, et bientôt le cœur les unit autant que le zèle de la science.

Mais, en 1755, la guerre vint les interrompre en appelant le comte dans les camps. Darcet suivit le guerrier qu’il appelait plaisamment son Mécène. Il faut croire que notre savant ne manquait pas d’esprit. A la bataille d’Hartembeck, son cheval, qu’un boulet avait légèrement blessé, prit peur, et, l’emportant au plus fort de l’action, lui fit courir les plus grands dangers. A ce moment, rapporte Cuvier, plusieurs officiers l’engagèrent vivement à se retirer : " Non pas, répond Darcet froidement ; je ne serais peut-être pas venu ; toutefois, puisque m’y voici, je suis bien aise d’observer par moi-même les gens qui pour vivre font le métier de se tuer. " Et il demeura impassible dans la mêlée.

L’année suivante se passa en occupations moins belliqueuses. L’occupation du Hanovre leur fournissant l’occasion de visiter les mines du Hartz, Darcet en publia une description. Il y joignit l’histoire naturelle de ce pays et le journal des événements de cette campagne, ouvrage qui se distingue par une grande sagacité d’observation.

A la défaite de Crevelt, le régiment de Lauragais fut complètement détruit ; et, au lieu de recruter de nouveaux soldats, le comte préféra retourner à ses matras et à ses cornues. Nos deux amis revinrent donc à Paris où ils reprirent aussitôt leurs expériences interrompues. Cependant leur voyage en Allemagne leur profita, car il donna une orientation nouvelle à leurs recherches chimiques qu’ils appliquèrent particulièrement à l’industrie céramique, à la fabrication de la porcelaine.

Vers le milieu du XVIIème siècle, cette poterie précieuse nous avait été apportée du Japon et de la Chine par les Portugais. Elle nous vint ensuite de la Saxe. Mais cet Etat ne tarda pas à interdire, sous peine de mort, d’exporter la terre à porcelaine dont l’apothicaire Bœtticher, en cherchant la pierre philosophale, venait de découvrir un gisement. Le moindre échantillon de ce kaolin ne put franchir les frontières saxonnes. Darcet voulait cependant fabriquer une porcelaine française.

A cet effet, il soumet à une minutieuse analyse les porcelaines les plus fines, et parvient à en déterminer mathématiquement les éléments constitutifs, et les proportions relatives des diverses matières minérales entrant dans la fabrication. Dans une suite de travaux méthodiquement poursuivis, le savant chimiste examine plus de deux cents oxydes métalliques, ainsi que diverses terres et argiles de nos pays ; il les soumet à l’action du feu en variant tantôt l’intensité, tantôt la durée de la flamme, tantôt la proportion des éléments. Il parvient ainsi à reproduire, non seulement le kaolin saxon et chinois, mais plusieurs autres substances analogues. Darcet venait de découvrir la fabrication de la vraie porcelaine, de la porcelaine fine connue aujourd’hui sous le nom de " porcelaine dure " - Réaumur, après avoir fais venir de Canton les matériaux qui entraient dans la composition des porcelaines chinoises, n’avait abouti qu’à réaliser un verre blanc opaque peu résistant au feu. Il était réservé à la persévérante sagacité de Darcet, secondé par l’aide intelligente de Lauragais, de créer l’industrie céramique.

Cette découverte merveilleuse, fruit d’une méditation profonde et d’une connaissance parfaite de la lithogéognosie, il la présenta lui-même dans divers mémoires à l’Académie des Sciences, pendant les années 1766 et 1768. C’était la première fois qu’on exposait devant ce corps savant la série méthodique et raisonnée d’une analyse chimique par le feu.

Aussitôt une lumière nouvelle éclaire les diverses parties de la science. Ce travail immense de Darcet, l’un des plus curieux qui aient paru en chimie, porte le plus grand jour sur la connaissance des pierres et terres, si nécessaire à l’art du potier et de la verrerie.

Plusieurs pierres et terres, jugées infusibles, sont soumises à l’expérience et constatées fusibles. Près de deux cents individus du règne minéral prennent dans les cabinets de minéralogie le rang définitif que la nature leur assignait en conséquence de leur qualité vitrifiable ou réfractaire.

Darcet fut ainsi amené à faire ses fameuses recherches sur les pierres précieuses : sur ce sujet, l’Académie des Sciences l’entendait plusieurs fois. Malgré la prévision du génie de Newton qui avait classé le diamant parmi les corps éminemment combustibles, on croyait communément que l’action du feu sur le diamant était nulle. Le grand duc de Toscane, Jean Gaston de Médicis, avait exposé cette pierre singulière au foyer des miroirs ardents. L’empereur François Ier avait fait faire divers essais semblables sur des diamants et des rubis de plusieurs mille florins.

Il était réservé à Darcet de porter la lumière et la certitude sur ce phénomène encore incertain. La série des expériences qu’il fit à Paris, toujours devant l’Académie des Sciences, ne laissa rien à désirer sur la certitude de la combustion du diamant. Il prouva que "Le diamant est entièrement destructible par le contact de l’air, sous un simple souffle, à un degré de chaleur inférieur même à celui qui est nécessaire pour fondre l’or pur. "

Quelques mois après, Darcet reconnaissait, par leur résistance à l’action d’un feu violent, que le rubis, le saphir d’Orient, l’émeraude et la topaze, assimilés au diamant, étaient d’une nature toute différente. Cette nouvelle proposition fut encore reconnue par l’Académie, et bientôt Darcet publiait un formulaire pour la fabrication imitée des pierres précieuses.

En 1774, il fit un voyage aux Pyrénées. Du fond des vallées de Campan, Lourdes, Pierrefitte, Cauterets, Baudéon et Daspe, il gravit les sommets de ces montagnes dont les flancs déchirés attestent et les révolutions violentes et les changements insensibles mais continuels qui s’opèrent dans le globe terrestre. De retour à Paris, il écrit l’histoire géologique de ces montagnes, dans un discours qu’il prononça au Collège de France. Dans un cadre très restreint, il décrit le jeu perpétuel des causes physiques et leurs effets. Il y trace à grands traits le tableau des grandes catastrophes et les bouleversements divers qui ont agité les Pyrénées. Il examine l’état où elles se trouvent et leur composition. De leur sommet, il conduit insensiblement vers tous les points où les éléments conjurés des trois règnes les assiègent et préparent leur ruine. Il en fait remarquer les débris dans les plaines et jusqu’aux rivages des deux mers.

Après avoir exposé les causes de ces dégradations, il passe aux conclusions ; et dans un style digne du sujet, il développe les conséquences que la physique peut tirer de ces genres d’observations.

Le discours devait produire une grande sensation. Son succès fut tel qu’élèves et professeurs acclamèrent spontanément Darcet professeur de chimie. Ce discours a été imprimé depuis ; il est conservé précieusement dans les archives de l’Académie des Sciences. Il est aussi remarquable par le style que par les connaissances scientifiques qu’il suppose.

J’ai parlé du style de Darcet : notre savant n’était pas sans mérite sous ce rapport. L’instruction solide qu’il avait reçue au collège d’Aire, les soins qu’il avait apportés à l’éducation du jeune Secondat, lui avaient donné le goût des belles-lettres ; Montesquieu l’appelait le " médecin-lettré ". Les notes nombreuses dont il a enrichi le traité des questions naturelles de Sénèque le philosophe et les épîtres d’Horace, ses traductions, si justement estimées, de Lucrèce, et cette dissertation par laquelle il explique certains passages de Pline au sujet des vases murrhins dont le vainqueur de Mithridate orna son triomphe ; prouvent assez qu’il n’était pas étranger aux choses de la littérature.

En outre, le discours de Darcet eut cela de particulier et d’original qu’il fut le premier discours solennel prononcé en français et sans la robe doctorale ; jusqu’alors, les professeurs avaient toujours enseigné en latin et revêtus de la toge.

Pendant vingt-sept ans, notre savant fut professeur, et pendant vingt-sept ans, il ne cessa de jouir de l’affectueuse vénération de ses élèves et de la cordiale sympathie de ses collègues. Son traitement ne s’élevait qu’à 1200 francs chaque année ; Darcet le consacrait entièrement aux frais d’expériences.

A la mort du chimiste Macquer, il prit place à l’Académie des Sciences ; il l’y remplaça ainsi qu’à la manufacture de Sèvres dont il devint le directeur. Là, la porcelaine dure dont il était le créateur acquit sous la direction de Darcet de nouveaux perfectionnements. Les changements qu’il fit dans la pâte, facilitèrent la fabrication et la cuisson des grands vases d’une seule pièce ; jusque là on ne pouvait les cuire que divisés en cinq ou six pièces de rapport. Sous sa direction, on fabriqua un vase de porcelaine, d’une seule pièce, de 2m,70 de proportion. Il imagina une fumigation pour donner aux couleurs sur porcelaine un aspect chatoyant. Les émaux en général lui doivent un éclat plus brillant, des tons plus chauds, plus vifs et plus stables ; les fours à porcelaine plusieurs améliorations.

En 1782, il publia un mémoire sur la calcination de la terre calcaire ; trois ans plus tard, il découvrit la présence de la terre magnésienne dans les végétaux. A la mort de M. Tillet, inspecteur général des monnaies, Darcet qui lui était déjà adjoint, fut appelé à cette fonction, aussi importante que délicate. Bientôt après, il est nommé inspecteur à vie de la manufacture des Gobelins. Là un nouveau champ s’ouvre à ses découvertes.

Nous n’en finirions pas si nous voulions exposer les divers travaux de celui qu’on avait surnommé le chimiste pratique. De ce nombre furent : le beau travail sur les hôpitaux ; - le rapport sur le Magnétisme ; - les divers moyens d’extraire la soude du sel marin ; - la fabrication du savon, et de ses différentes espèces ; le moyen d’en fabriquer partout avec diverses matières huileuses et alcalines ; - perfectionnement des procédés de teintures auxquelles il donna des tons plus vrais, plus réguliers ; - extraction de la gélatine des os : - composition d’un verre bleu qui laisse voir les objets avec leurs couleurs naturelles.

Enfin, au déclin de sa vie, il découvre le plus singulier et le plus remarquable des alliages métalliques, connu sous le nom d’alliage fusible ou alliage Darcet. Il a l’étonnante propriété de fondre et de rester liquide à une température inférieure à celle de l’eau bouillante. Cette découverte put d’abord ne paraître qu’un fait curieux ; mais la mécanique en tire un grand parti ; et l’imprimerie elle-même lui doit l’art tout nouveau du stéréotypage. La stéréotypie est l’art de convertir en formes ou planches solides les pages composées avec des caractères mobiles, suivant les procédés ordinaires : économie de temps, multiplication indéfinie des caractères mobiles : tels sont les avantages que l’imprimerie moderne doit à Darcet. Comme celle du comte de Lauragais, cette amitié était doublé de l’amour de la science ; et la science n’eût eu qu’à se féliciter de cette nouvelle union. Darcet avait fait un projet grandiose ; le duc d’Orléans devait en couvrir les dépenses. Pendant trois mois, une réunion d’habiles physiciens devaient camper sur les sommets les plus élevés des Pyrénées, pour y recueillir une suite d’observations météorologiques. Darcet avait déjà conçu ce projet dans un séjour de quelques heures sur le Pic du Midi. Mais la Révolution interrompit les relations des deux amis, qui ne se rencontrèrent depuis qu’une seule fois : à la première fédération, la fortune les avait placés l’un à côté de l’autre.

La Révolution ne changea en rien les sentiments de Darcet ; la foi et la piété dont une mère chrétienne avait déposé le germe dans son cœur, étaient intactes et plus vives que jamais.

Dépouillé des richesses que son mariage lui avait acquises, il fut nommé électeur à la Constituante. L’attitude ferme du savant chrétien était bien faite pour froisser l’ombrageuse tyrannie de Robespierre. Aussi ce dernier le mit-il sur les listes de proscription ; l’influence du républicain Fourcroy fit rayer le nom de Darcet. Jeté en prison quelques temps après, Darcet parvint à s’évader le jour même où la guillotine devait faire tomber sa tête. Devant le péril toujours croissant, il reprend le chemin de Doazit. Sa première visite fut pour l’église. " Sur les dalles froides de la chapelle, dit-il lui-même, je répandis toutes les larmes de mon cœur. "

L’archiprêtre de Doazit, M. Mora, eut sa seconde visite ; elle fut longue, car le clergé de Doazit, composé de l’archiprêtre et de ses deux vicaires, se préparait à quitter le presbytère et combinait des plans pour essayer de rester dans la paroisse, malgré l’horrible chasse que venait de commencer Dartigoeyte. Darcet leur donna volontiers les conseils suggérés par sa propre expérience de proscrit.

Rappelé à Paris par son émule en chimie, Fourcroy, il est, après le 18 brumaire, envoyé au Sénat conservateur ; là, il se fait remarquer par de patriotiques harangues.

Cependant la nouvelle chimie appuyée sur les inattaquables observations de Lavoisier, éclairée par sa nomenclature limpide, vint disputer l’empire de la science à l’ancienne école, à la chimie de Sthal et de Rouelle. Il fallait juger des deux écoles : Darcet fut nommé président des débats. Son impartialité éclate alors ; et, entre la théorie séculaire qu’il avait professée toute sa vie, et la doctrine nouvelle, à l’éclosion de laquelle, nous l’avons vu, il n’avait contribué qu’indirectement, il n’hésita pas. Il adopta avec enthousiasme les récents principes dont il avait constaté les solides fondements. Bien plus, il les introduisit dans ses mémoires et dans ses cours.

Enfin, le 13 février 1801, Darcet s’éteignait doucement au milieu de ses amis, emportant les regrets de tous ceux qui le connurent. C’est un Aturin, Dizé, son élève préparateur aux Gobelins, qui lui ferma les yeux. Nous citerons de ce dernier un passage qui achèvera de nous montrer le noble caractère de Darcet : " Etonné souvent, dit Dizé, de voir publier par d’autres et en leur propre nom des découvertes que je lui avait vu faire, je lui reprochais l’indifférence avec laquelle il se laissait dépouiller. " - " Nous connaissons, à la vérité, ce qu’on publie, répondit d’Arcet ; mais peu importe qu’un autre l’annonce ; la science y gagnera de même ; n’y pensons plus et cherchons encore. "

Cinquante ans après la mort de Darcet, la municipalité de Paris écrivait à la municipalité de Doazit pour obtenir de celle-ci l’acte de naissance de Darcet. Paris reconnaissant voulait que le nom du célèbre chimiste devint le nom d’une de ses rues. La rue Darcet existe encore de nos jours.

Cuvier terminait l’éloge de Darcet devant les membres de l’Institut de France, en 1802, par ces mots de Bossuet : " Leurs faits seuls, leurs œuvres seules peuvent louer dignement les hommes extraordinaires. " Nous n’ajouterons rien à cet éloge qui constitue le plus beau témoignage en faveur de Darcet.

 

J. DUPOUY

(Joseph DUPOUY, de Doazit)