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CHAMARRON

alias THÉODORE LAILHEUGUE

Ph.DUBEDOUT

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C'est dans la maison appelée "Laborde-Larriou", sur le bord de la route de Doazit à St-Aubin que, de Jean Lailheugue et de Françoise Lesbignottes, naquit, le 7 février 1865, Jean-Théodore Lailheugue qui devait s'illustrer sous le pseudonyme de Chamarron.

Sa famille résidait encore dans cette maison en 1896.

Chamarron s'engage pour 5 ans dans le 3e Régiment d'infanterie de marine, le 26 novembre 1883. Le 25 septembre 1884 il est envoyé en Cochinchine, en il en revient le 22 novembre 1886. Il est libéré du service actif le 26 novembre 1888. Sa fiche militaire*1 nous donne sa description : cheveux et sourcils blonds, yeux gris, front découvert, nez gros, bouche petite, menton rond, visage ovale, taille 1,65 m.

Le 25 février 1891, est célébré à Horsarrieu, le mariage entre Jean Théodore Lailheugue, garçon meunier de Doazit, et Marie Laferrère, ménagère de Horsarrieu. Ils habitent quelques temps à Maisonneuve de Pariben, à Horsarrieu, au moins jusqu'à la naissance de leur fille Justine, (dite Françoise) en 1891.*2

Nous retrouvons ensuite Chamarron vers 1900 à Tartas, où naîtra une autre fille, Jeanne-Marcelle-Paule, en 1902, au quartier du Luc, sur la route de Dax. Il y restera jusqu'à la mort de sa femme en 1940. Ensuite il déménagea sur les bords de la Midouze, au quartier de l'Arribère.

 

Laissons Jean de Lahourtique nous présenter la biographie de notre héros :*3

"Après avoir fréquenté l'école du village (de Doazit), Théodore, au lieu de chercher des allumettes... comme le héros de Courteline, chercha sa vie. Il eut tôt fait. Il s'embaucha comme garçon meunier. Et, du matin au soir, à travers la plaine du Mus et du Lêz (d'Aulès), en escaladant les pentes boisées de Candale, notre meunier, heureux de vivre, jeune et souple, huché sur sa mule blanche, claquait du fouet avec une virtuosité qui faisait pâmer d'aise les belles jeunes filles du pays.

Mais il avait la nostalgie du bolero. En 1880, il fait son apparition à Urgons et à Bats. Les places étaient modestes, il est vrai, mai les amateurs de courses y sont très nombreux et pourraient peut-être en remontrer à certains aficionados de centres plus importants. Il prit goût à ce genre de sport. En sa qualité de débutant, il parcourut les fêtes des villages de la Chalosse. Sa renommée se fit grande et le sobriquet de "Chamarron" le rendit célèbre.

Sur un coup de tête, il abandonne l'arène et s'engage dans l'infanterie de marine. Il est envoyé dans le Tonkin et en Cochinchine.(...).

Chamarron resta longtemps fidèle à la ganaderia Lagardère, de Dax. Il obtint également des succès notoires chez M. Baccarisse (...). Puis, d'humeur indépendante, il n'hésite pas d'affronter, toujours cornes nues, les pensionnaires de Dubecq père*4, Degos, Veuve Dumas-Proères Gambadès. Avec une réelle crânerie, Chamarron, en toutes circonstances, se présentait devant les encornées les plus redoutables. C'était son lot. Alors que les ténors de l'époque s'abritaient à la buvette ou derrière les talenquères, Chamarron, sollicité par le public, s'efforçait d'éviter la tumade douloureuse. Il y réussissait très souvent, à sa satisfaction personnelle et au grand étonnement des spectateurs. S'il n'avait pas l'allure des étoiles, il possédait autant que tout autre un cran bien particulier et une audace que rien ne semblait émousser. Avec sa veste de velours, un peu courte, son béret baissé sur les yeux, exécutant, avant la présentation héroï-comique, une sorte de jazz-band échevelé, Chamarron complétait à merveille une cuadrilla landaise. Il était sympathique et chaque fois, au paseo, il obtenait un succés dont il paraissait, ma foi, très fier. Son corps, aujourd'hui, couvert de rhumatismes, compte au moins une soixantaine de blessures. Si ces dernières pouvaient entrer en ligne de comptes pour l'obtention d'une médaille, nul doute que Chamarron serait détenteur de la plus haute récompense. En 1894, une vache nouvelle de M. Lagardère, en place de Mugron, lui inflige une grave blessure. Plus tard, à Aire-sur-Adour, la redoutable Paloma, de M. Baccarisse, le contraint à un long repos. Sa carrière de torero se termina en 1914.

Actuellement, il habite Tartas où il exerce le métier de chiffonnier lorsque ses "guibolles" lui permettent le déplacement nécessaire. Il est obligé de subvenir à l'entretien de cinq petits enfants, abandonnés malheureusement par leur père. Il s'efforce, par son travail et son économie, d'apporter à sa maisonnée un peu de bien-être et de joie."

Cette biographie, un peu louangeuse et teintée de compassion, ce qui est normal vu les circonstances*5, comporte aussi quelques pointes d'ironie, que nous comprendrons tout à l'heure, car la raison de sa célébrité n'est pas banale : c'est que de mémoire (peut-être défaillante) d'aficionado, il ne fit jamais le moindre petit exploit dans une arène !

 

Nous ne connaissons pratiquement rien de Chamarron pour la période 1880-1905, alors qu'il était dans la force de l'âge. On peut simplement dire qu'il semble avoir brillé surtout par son courage, son endurance et sa volonté, plus que par son style. Seuls quelques comptes-rendus nous sont parvenu :

Habas en 1894 : "Chamarron, Bamboula et Grapiton attaquèrent seuls, Commissaria, Mogone et Passiega; ce qui fit dire à notre correspondant, le regretté Don Casanova, que c'était une course de novillos".*6

Les 2 et 3 août 1903, à Riscle, Chamarron termine second, derrière... un jeune débutant.

Les 16 et 17 août 1904, à Estang, Il termine sur la plus haute marche de l'escalot. Surprenant! Sauf si l'on sait que le ganadero Passicos avait envoyé les meilleurs écarteurs de sa cuadrilla, pour une course à La Rochelle. Le travail fut loin de satisfaire le public, et le jury ne distribua que la moitié de l'argent prévu.

 

 

Heureusement grâce à la naissance du journal "La Course Landaise", en 1905, nous allons avoir un aperçu plus complet du personnage à la fin de sa carrière tauromachique.

 

Chamarron, "ce brave Chamarron", "notre Chamarron national", "le vieux vétéran", "l'invulnérable rempart de la course landaise", ne fait pas partie de l'élite, mais des "médiocrités", des "non-valeurs". En 1907, il est classé 40ème au total des prix reçus. En 1910, il est 44ème avec un total de 300 fr. Pour réunir cette somme, il lui faut participer à une vingtaine de courses, alors que pour les ténors de l'époque, 2 courses*7 suffisent. Chamarron a alors 45 ans. (de 1903 à 1905, il recevait régulièrement plus de 50 fr. par course). Il n'a pour lui que son inconscience; toujours présent quand les vedettes se dégonflent, il n'est pas rare de le voir faire à la "pique", c'est à dire de voler la place aux meilleurs pour affronter telle ou telle coursière réputée dangereuse. Cette volonté d'écarter lui fait parfois sauver certaines courses et retrouver l'estime des chroniqueurs : "Chamarron, 44 ans, sept mois, dix-neuf jours. Je suis obligé de convenir que nous avons eu grand besoin de lui." ou encore : "Dans le loisir de la critique, il nous est arrivé à tous de dire plus ou moins agréablement de ce vétéran, telle ou telle appréciation. Il n'en est pas moins vrai que quand Marseille, Toulouse, Bordeaux, Paris ou même l'Espagne entraînent chez eux les cuadrillas réputées de notre région, il reste pour sauver la tradition landaise : Chamarron. Insouciant du danger - il ne le voit pas - , il a certainement fait sienne cette devise : vaincre ou mourir.". Mais il a parfois des moments de sagesse : "il n'est peut-être pas si branque qu'on le croit ". Les tumades sont nombreuses, mais apparemment sans suites graves; n'oublions pas que peu de vaches étaient alors emboulées. Il extériorise une fierté peu souvent légitime de son travail. Ses écarts son "grotesques", "d'odieuses grimaces", au mieux "comiques", presque tous "médiocres", rarement "bons". Ses figures habituelles, sont : "chute", "chute monumentale", "chute archi-monumentale, qu'il finit sur la tête", "culbute", "tumade", "le jeu de pelote" avec Chamarron dans le rôle de la pelote, "exhibition de toupie humaine", la plus citée étant encore la "grimace", qui soulève le fou rire. Il n'a aucun style, sauf le sien, dit "à la Chamarron", "inénarrable", "comique à un haut degré" ; ses appels sont "toujours sensationnels". On n'attends de lui que ce que l'on sait qu'il peut donner : "exciter l'hilarité du public", "grimacer avec son art coutumier", "peu", "rien", "écarter les talenquères.", "il ne sauta pas une fois dans l'arène !!! Tu veux donc faire croire que tu es mort, vieille brisque ?". On fit sur lui une chanson que tout le public entonnait, pour l'inciter à écarter, comme un chac d'agulhade ! :

"Chamarron, Chamarron,
Tu fais des écarts trop longs,
Jamais tu n'écarteras
La terrible Paloma!"

L'auteur de ce texte et le public qui le chantait avaient certainement oublié, mais sûrement pas Chamarron, qu'il avait déjà affronté douloureusement la Paloma à Aire-sur-Adour, 15 ou 20 ans plus tôt.

 

Il semble que Chamarron se soit aussi essayé au saut avec le même succès qu'aux écarts : "Chamarron, prend son vol mais retombe très vite son moteur ayant des ratés; ... nouvelle tentative de l'enfant de Tartas, mais le poids de ses cheveux l'empêche de s'élever à plus d'un mètre 20 au dessus du sol, exactement la hauteur d'une vache landaise dont la tête lui sert de pylône de lancement. "

 

 

En 1907, à Tartas, Chamarron annonce sa retirade : "Ce sera, je crois, les derniers écarts du brave Chamarron qui doit cette année couper sa coleta, et nous faire ses adieux. Il emportera sûrement nos regrets, car il a été brave entre les braves, depuis son retour du Tonkin, fier de ses lauriers il se retire, avec un passé glorieux", mais le chroniqueur n'y croit pas.

A nouveau en 1910, "Plusieurs journaux régionaux ont annoncé que le célèbre tarusate M. Lailheugue, plus connu sous le nom de Chamarron, quittait à jamais le bolero et renonçait aux triomphes de l'arène. Nous l'avons vu si décidé sur cette belle place de Montaut que nous ne pouvons croire à cette sensationnelle nouvelle."

Il continuera à écarter encore quelques années. La dernière course où il soit cité dans les résultats, mais sans commentaires, est celle des 26 et 27 juillet 1914 à Tartas. Plusieurs personnes âgées de Tartas que j'ai questionnées m'ont affirmé avoir vu écarter Chamarron dans les années trente, mais il s'agit de souvenirs déformés, ou peut-être d'écarts de remerciement pour des dons qu'il reçoit à Tartas en 1931 et 1932.

 

 

Faits divers :

Rubrique de Tartas : "Lundi, vers 17 heures, alors que le marché battait son plein, un cheval attelé à une jardinière s'emballa et allait causer certainement un accident, aux Quatre-Cantons, quand soudain un courageux citoyen, Théodore Lailheugue, dit "Chamarron", ancien toréador landais, n'écoutant que son courage, se précipita bravement vers le danger et parvint enfin à maîtriser la bête affolée."*8

"Chamarron, de célèbre mémoire, a été victime le 18 juin, d'un accident qui aurait pu avoir des suites très graves. Ce jour-là, l'ancien torero conduisait à Herm, une paire de jeunes mules, qui, entre Pontonx et Buglose, furent effrayées et s'emballèrent. La corde avec laquelle le conducteur les conduisait étant très longue s'enroula autour d'une de ses jambes provoquant une chute. Yoyo fut traîné ainsi pendant près de 200 mètres et quand on le releva il avait une épaule et les deux fesses à vif. Le Dr Gaüzère qui soigne Yoyo se demande comment il n'a pas été tué. Quant à la dame de ce dernier elle prétend que durant sa longue carrière d'écarteur, Chamarron n'a jamais reçu de blessure aussi grave."*9

 

Chamarron est décédé à l'hôpital civil de Tartas, le 28 octobre 1953, (carn d'escartur...) à l'âge de 88 ans.

Aussi bien, nous gardons pour la fin cet épisode, puisqu'il se passe après la mort du héros. Le conteur Henri Cazenabe, de Meilhan, dans "La corsa landesa au cèu"*10, met en scène notre Chamarron, aux prises avec le diable :

"... E qu'arribà lo defunt Chamarron (écarteur landais célèbre pour ses "cuites" et les écarts loupés qui en résultaient). Qu'i a quauqu'ans qu'èra mort. Lavetz s'èra engatjat com tecnicien vinicòle dab lo Noè. ... Qu'arribà dab ua de 'queras chimaras!, ua capilha!. E que ditz : "Orbitz-me tres barrièras aquí!"... Entà benlèu, darrèr un pleish, un gran par de còrns, com la "Mirelha deu Coran", dens lo temps. ... E lo Chamarron, podè pas tiené's, - "Hup hà! hup hà!" Çò qu'arribà? Lo Diable en persona. Dens un nuatge de huec e de possièra que partí suu Chamarron, que'u bosculà; lo Chamarron, partí vint mètres en l'èrt, e s'aplatí com tostemps a chaque escart qu'a hèit, dens l'arena. "Barrar! barrar! barrar!", ce cridavan tots..."

 

Le surnom de Chamarron fut porté avant lui par son père*11, mais c'est à la popularité de Jean-Théodore qu'il doit d'être pérennisé au travers du nom de sa maison natale, qui, comme un hommage que Doazit adresse à l'un de ses enfants, porte aujourd'hui le nom de "Chamarron"!.

 

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1- Archives des Landes :  Fonds numérisés / Généalogie / Recrutement militaire / Bureau : Mont-de-Marsan / Classe : 1885 / Typologie : Registres matricules / Matricules 1001 à 1494 / cote R P 381 / n° matricule 1134 / vue 140/507.

2- Chamarron aurait eu une première fille, Anaïs Lailheugue, née vers 1889.

3- La Course Landaise; 24ème année, no2, février 1928. J. de L. (Jean de Lahourtique)

4- La "Course Landaise" no32 de 1912, publie une photo de la cuadrilla Dubecq père en 1888-1889, groupe pris aux fêtes de Garlin (B.P.). On y voit Rambaud, Coudures, Omer, Naves, Garos, Moulin-neuf, Dominé, Lafau, Chamarron. (Nous n'avons toutefois pas su identifier ce dernier).

5- Ce portrait est dressé pour présenter les bénéficiaires d'une course de charité au profit de 4 vétérans nécessiteux (Mouchez, Giret, Chamarron et Feigna). Cette course, d'abord reportée, n'aura finalement jamais lieu.

6- La Course Landaise no16, 6 juillet 1924.

7- Ce que nous appelons ici "course", correspond le plus souvent à deux journées consécutives dans une même localité, soit en fait, à deux courses.

8- La Course Landaise, no19; 6 juillet 1913.

9- L'Echo de l'Arène, deuxième année, no15; 30 juin 1912.

10- Henri Cazenabe; La corsa landésa au cèu; collection du rire occitan- 45-131; Junqué-OC, septembre 1974.

11- Délibération du conseil municipal de Doazit du 16 avril 1871, "Jean Lailheugue dit Chamarron". Registre des délibérations ID3, no43, page 372.

(..) Divers numéros de La Course Landaise, de 1907 à 1914.