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LE

R. P. BARBE

de la Compagnie de Jésus

MISSIONNAIRE A MADAGASCAR

MORT A TAMATAVE LE 22 OCTOBRE 1883

PAR

l'Abbé (Isidore) LAMAIGNÈRE, vicaire de St-Sever.

 

JHS

 

SAINT-SEVER

IMPRIMERIE SÉVERIN SERRES Jne, RUE LAFAYETTE

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1884


LE R. P. BARBE

de la Compagnie de Jésus

MISSIONNAIRE A MADAGASCAR

MORT A TAMATAVE LE 22 OCTOBRE 1883

 

          La main de Dieu s'appesantit sur la Mission de Madagascar, et les épreuves qui l'accablent seraient de nature à porter le découragement dans le cœur de ses ouvriers apostoliques, s'ils ne savaient que la croix est le sceau des œuvres divines, et le gage du succès.

          Ce n'était pas assez que la rude concurrence du protestantisme vint ralentir le développement de l'Evangile dans ces contrées lointaines, que l'hostilité sournoise et mal déguisée du gouvernement malgache entravât son action ; il fallait encore qu'aux difficultés semées à profusion par l'esprit du mal sur les pas de nos missionnaires, s'ajoutât la plus terrible des calamités. Le vent de la persécution a passé sur la grande île africaine, chassant de la capitale et des postes qu'ils avaient si péniblement conquis tous nos prêtres catholiques. Ils ont suivi pendant 20 jours, au milieu de fatigues, de privations et de souffrances de tout genre, la voie douloureuse qui sépare Tananarive de Tamatave. Plusieurs, comme autrefois Notre-Seigneur sur le chemin du Golgotha, sont tombés sous le poids de leur douleur, mais pour se relever aussitôt ; ce n'était que dans la ville bloquée et occupée aujourd'hui par les Français que devait se dresser pour eux la Croix du Calvaire. Et c'est le Père Barbe, un enfant du diocèse d'Aire, qui le premier est appelé à faire le sacrifice de sa vie, le 22 octobre 1883, après trois jours de maladie, dans la cinquante-troisième année de son âge.

          La douleur profonde que sa mort a causée, les pieuses démonstrations des chrétiens auprès de sa couche funèbre, la magnificence de ses funérailles, le concert d'éloges qui s'est fait autour de sa tombe, les regrets unanimes de tous ceux qui l'ont connu, nous permettent d'affirmer que sa mort laisse un vide immense dans les rangs si cruellement décimés des apôtres de Madagascar. Aussi, nous souscrivons bien volontiers à la parole que le R. P. Cazet, Préfet Apostolique de la Mission, nous envoie pour nous consoler, et qui à elle seule nous paraît le plus éloquent des panégyriques : la mort du P. Barbe est pour nous un malheur pour ainsi dire irréparable.


Chapitre 1er

Enfance du P. Barbe ; - sa première Communion ; - sa vocation - le Petit Séminaire d'Aire ; - le Grand Séminaire de Dax.

          Firmin Barbe naquit le 25 septembre 1830, à Doazit, grande paroisse du diocèse d'Aire, à 3 kilomètres du sanctuaire de Notre-Dame de Maylis. Il eut le bonheur d'appartenir à une de ces familles chrétiennes et patriarcales, si rare aujourd'hui, qui placent en première ligne la religion et l'honneur. Son père, vrai type d'honnête homme, jouissait de la considération générale, et pendant 36 ans il dirigea, comme maire, les affaires de sa commune avec un tact et une délicatesse qui lui valurent la reconnaissance et l'affection de tous ses administrés. Il était surtout profondément chrétien, et ses enfants se souviennent encore qu'un jour, une grêle épouvantable ayant dévasté ses terres, il s'écria à la vue des ravages du terrible fléau, les yeux levés au ciel : Dieu nous avait tout donné ; il nous a tout enlevé ; que son saint nom soit béni !

          L'épouse de M. Barbe, Catherine Dubroca, était une femme douce et pieuse, alliant à une grande bonté une fermeté incapable de transiger avec les exigences du devoir, toute entière renfermée dans le soin de sa maison. Elle donna le jour à dix enfants, dont trois s'empressèrent, quelques jours après leur naissance, de s'envoler au ciel avec les anges ; l'aîné des sept qui survécurent devint prêtre, et mourut en 1875 à la tête de l'importante paroisse de Tilh, aimé de Dieu et des hommes, laissant après lui une mémoire pleine de bénédiction. Il avait été devancé dans la tombe par sa sœur aînée et le plus jeune de ses frères, tombé en héros au service de la France pendant la guerre de 1870. La mort de notre missionnaire réduit à trois les membres de cette famille autrefois si nombreuse : un frère qui garde la maison paternelle, et deux sœurs ; l'une, la mère de celui qui écrit ces lignes ; l'autre, Melle Carmelle, que le P. Barbe appelait sa sœur chérie, sa sœur bien-aimée, la confidente de ses joies et de ses peines. Nous la retrouverons plus d'une fois dans le cours de ce récit.

          Dans cette douce atmosphère de la famille, les riches qualités du jeune enfant ne tardèrent pas à se développer, et de bonne heure il fit concevoir les plus belles espérances à ceux qui purent admirer sa tendre piété, son humeur toujours égale et l'aménité de son caractère. Rien ne saurait donner une idée de la délicatesse de sa conscience, et ce n'est pas sans une grande consolation que nous avons entendu un de ses amis nous dire qu'il avait dû apporter intacte l'innocence du baptême au banquet de la première communion.

          La veille de ce grand jour fut marquée par un incident extraordinaire, et d'ailleurs si grave que nous ne pouvions le passer sous silence. Sa naissance avait eu quelque analogie avec celle de saint Louis de Gonzague, et ses yeux voyaient à peine la lumière, qu'au milieu des dangers qui menaçaient les premiers instants de sa frêle existence, il fallut se hâter de lui donner le baptême. Mais celle qui avait versé sur son front l'eau régénératrice se rappela, en voyant le jeune communiant se préparer avec une ferveur angélique au plus grand acte de sa vie, l'agitation et le trouble qu'elle avait éprouvés auprès de son berceau. Et elle se disait à elle-même : quel dommage si à cause de moi cet enfant n'était pas réellement baptisé ! et elle courut faire-part de son doute au curé de la paroisse, le vénérable M. Priam, qui n'hésita pas un instant et renouvela le baptême sous condition. Le pauvre enfant, tout étonné de cette cérémonie d'un nouveau genre, tomba à genoux et se soumit à tout ce qu'on lui demandait ; mais bientôt, faisant retour sur lui-même et interrogeant le mystère de ses premières années, il va se jeter tout en larmes dans les bras de sa sœur, et lui montrant son front encore humide, lui raconte ce qui vient de se passer. Ne te lamente donc pas, lui dit, pour le consoler, la théologienne de 14 ans ; M. le Curé s'est demandé si quelque formalité essentielle n'avait pas été omise dans ton baptême, et dans cette crainte il t'a rebaptisé sous condition. Si ton premier baptême a été valide, l'eau qui vient de couler sur ton front a glissé sur ton âme comme sur une table de marbre ; s'il ne t'a pas été validement conféré, tu es bien heureux ; l'innocence est dans ton âme et le regard de Dieu n'y découvre en ce moment aucune tache. L'enfant fut convaincu ; sa sérénité revint, et le lendemain il communiait comme un ange.

          A partir de ce jour, il se sent vivement saisi et travaillé par la grâce, et il surprend dans son cœur des aspirations secrètes qui lui annoncent que Dieu fera en lui de grandes choses. Son imagination d'enfant lui montre l'autel du Seigneur tout environné de charmes qui l'attirent, et il se demande, timidement d'abord, et ensuite avec confiance, si lui aussi ne pourra pas un jour, comme un de ses oncles et comme son frère aîné, entrer dans le sanctuaire.- Il y avait dans sa parenté un enfant de son âge, Paul Benquet, qui suivait les cours du petit séminaire. Pendant les vacances, les deux amis ne se quittaient pas ; ils avaient toujours des secrets à se communiquer, et nul n'était admis dans leurs confidences ; l'avenir devait révéler ce qui se tramait dans ces pacifiques complots.

          Un jour d'automne, Firmin cueillait des noix avec ses sœurs ; il parlait peu et paraissait en proie à une grande préoccupation. Soudain il sort de sa rêverie, se relève, porte la main à son front, et les yeux fixés au ciel il s'écrie d'un ton de voix étrange : Ah ! si je pouvais arriver à la réalisation de mes désirs ! Et appuyé contre le noyer dont le souvenir ne quittera plus sa mémoire, et que vingt ans plus tard, dans sa candeur naïve il viendra embrasser comme un ami de vielle date, il regarde ses sœurs et semble leur demander conseil et appui. Mais elles ne comprennent rien à l'obscurité de son langage et le forcent de s'expliquer ; il avoue alors qu'il veut, comme son ami Paul, aller au séminaire et devenir prêtre, et il les supplie de l'aider à obtenir l'agrément de leur père. Le soir toute la famille était réunie autour du foyer ; Firmin parlait peu ; ses yeux se reportaient tour-à-tour sur son père et sur ses sœurs ; son cœur battait avec force, ses traits légèrement contractés accusaient dans son âme une grande agitation ; il épiait le moment favorable où il pourrait formuler ses désirs. Sa sœur aînée vit son embarras et vint à son secours en prenant la parole à sa place. - Mon Père, dit-elle, Firmin a une chose importante à vous confier ce soir : il hésite à vous le dire. - Parle donc toi-même, dit le vieillard à son enfant, en le regardant avec bonté ; qu'as-tu à craindre ? - Mon père, lui dit-il alors, je voudrais bien aller au séminaire, si tel était votre bon plaisir. - Mon enfant, reprit M. Barbe, as-tu sérieusement pensé à ce que tu demandes ? va immédiatement te jeter au pied de ton Crucifix, et supplie le Seigneur de t'éclairer ; pendant cette semaine, autant de fois que cela te sera possible, tu iras te prosterner devant la croix, et dans trois jours tu me diras tes réflexions. - Trois jours après, l'enfant venait trouver son père et lui disait : Ma décision est irrévocable ; si vous me le permettez, je serai prêtre un jour. Et cette réponse lui fut faite : Enfant, va où Dieu t'appelle. Les vacances touchaient à leur fin, on était dans la seconde quinzaine d'octobre ; le 3 novembre, Firmin, au comble de ses vœux, entrait au petit séminaire d'Aire.

          Nous n'avons pas l'intention de suivre pas à pas le futur missionnaire dans cette vie dont tous les jours se ressemblent ; nous voulons dire seulement que dès le début il se montra ce qu'il ne devait jamais cesser d'être dans la suite, un élève parfait, tout entier à l'accomplissement de ses devoirs, plein de respect pour ses maîtres et d'affection pour ses condisciples. Il n'oublia jamais dans la suite ceux qui furent ses premiers éducateurs, et ses amis de séminaire. De loin le regard de son cœur les suivait, et nous avons trouvé après sa mort dans son bréviaire une image qui chaque jour lui redisait le nom de tous ses anciens compagnons d'étude.

          Dieu et les âmes ! voilà quelle fut toujours sa devise ; voilà ce que, même au petit séminaire, il avait constamment devant les yeux, et de bonne heure il sentit s'allumer dans son cœur les ardeurs du feu dévorant que Dieu est venu apporter sur la terre. Aussi, en attendant qu'il puisse franchir les mers, et réaliser le projet qu'il a conçu devant l'autel de Marie, dans l'église du Mas, d'aller évangéliser les peuples sauvages, pendant les vacances il s'essaie à devenir apôtre ; il réunit pendant la récréation les enfants du village et leur fait le catéchisme. Les parents ravis de ses bonnes dispositions, de la précocité de son zèle et de ses aimables vertus, pouvaient se demander ce que deviendrait le jeune séminariste. Et les hommes, édifiés de sa vie toute sainte, témoins de ses progrès rapides dans la voie du bien, auraient pu répondre : il sera grand devant le Seigneur ; car la main de Dieu est avec lui.

          Le P. Barbe garda toujours une large place, dans ses affectueux souvenirs, à la maison où commencèrent à se développer, sous le regard de Dieu et avec les soins de ses maîtres, les germes de sa vocation. Et lorsque, en 1867, il partait pour Madagascar, il écrivait de Marseille, au moment de s'embarquer : " J'ai cru de mon devoir, en passant à Aire, d'aller faire mes adieux à ce cher petit séminaire où j'ai passé dans le bonheur les plus belles années de mon existence ; ce que j'ai revu avec plaisir surtout, c'est l'autel de la Sainte-Vierge devant lequel, il y a 20 ans, Dieu m'inspira par Marie la pensée d'aller un jour aux Missions étrangères. Comme j'ai remercié la Reine des apôtres d'une grâce si insigne ! en la priant de la confirmer, je l'ai conjurée de faire de moi un missionnaire selon le Cœur de Jésus, et de m'aider à convertir des milliers et des milliers de malgaches. "

          Notre héros ne connut jamais ces transes vraiment terribles par lesquelles passe bien souvent la vocation d'un jeune homme dont Dieu demande le cœur, et qui le dispute au monde, avide, lui aussi, de le posséder ; lutte terrible où la victoire reste quelquefois à l'ennemi de tout bien. Lorsqu'il se donna pour la première fois, ce fut avec une générosité sans bornes, et jamais la pensée ne lui vint de se reprendre.

          Aussi, il n'eut pas longtemps à réfléchi pour décider si après avoir achevé sa rhétorique, il entrerait au Grand Séminaire de Dax. Il y arrivait en 1851, déterminé plus que jamais à devenir un saint ; c'est ce qu'il avait demandé à N.-D. de Maylis dans ses fréquentes visites au sanctuaire de la Madone. Ce qui lui souriait dans son nouveau séjour, c'était le voisinage de Notre-Dame de Buglose, et l'espérance assurée qu'il avait d'en faire souvent le but de ses promenades. Buglose ! Que de souvenirs ce nom bien-aimé réveillait dans son âme ! Dans toutes ses lettres il tombe de sa plume, et lorsque, après 14 ans d'absence, il reviendra au pays natal, c'est à Buglose qu'il donnera rendez-vous à sa famille. Marie lui a accordé tant de grâces dans sa chapelle, qu'il ne laissera passer aucune occasion de lui témoigner sa reconnaissance.

          Un jour, sa sœur vint lui rendre visite au Grand Séminaire de Dax, et fut toute surprise de voir qu'il avait considérablement grandi ; elle ne put s'empêcher de lui faire part de son étonnement, et alors le visage de son frère devint radieux. Ecoute, ma chère sœur, lui dit-il, j'ai une petite confidence à te faire. Tu le sais, mon désir formel a toujours été de devenir missionnaire dans les pays étrangers ; toutefois une difficulté paraissait devoir mettre obstacle à l'exécution de mes desseins. Je me trouvais de trop petite taille, et il m'a toujours semblé qu'un prêtre ne doit rien avoir d'irrégulier dans sa personne pour réaliser auprès des âmes la plus grande somme de bien. J'ai été confier ma peine à Notre-Dame de Buglose, et tu le vois, la parole de saint Bernard s'est une fois de plus réalisée : On ne demande rien à Marie sans l'obtenir. Et maintenant je ne vois plus ce qui pourrait m'arrêter. Dieu me veut entièrement à lui, et bien des fois déjà je lui ai dit comme autrefois Samuel : Parlez Seigneur, car votre serviteur écoute ; je n'attends plus que le dernier mot de celui qui dirige mon âme.

          Le jour ne tarda pas à venir où toute liberté lui fut donnée ; après quelques mois passés au Grand Séminaire de Dax, auprès des éminents Pères Jésuites qui en avaient la direction, et dont les noms, si populaires encore dans nos Landes, rappellent la sainteté et la science sacerdotales portées à leur plus haut degré, il allait avoir le bonheur d'entrer à l'école où ils avaient été formés.

          Toutefois, avant de voir les portes du noviciat s'ouvrir devant lui, une rude épreuve l'attendait ; l'enfer s'apprêtait à lui livrer un dernier et redoutable assaut. Il s'agissait d'annoncer à ses parents sa résolution définitive, et il n'ignorait pas la blessure profonde qu'il allait ouvrir dans leurs cœurs. La veille du départ toute la famille était réunie au grand complet ; l'angoisse étreignait toutes les âmes. Le jeune homme, dont l'affection pour tous ceux qui l'entouraient était sans bornes, et qui portait en lui, comme ses lettres nous le révéleront plus tard, des trésors d'inépuisable tendresse, souffrait cruellement. Il jetait les yeux sur son père qu'il ne reverrait plus, sur sa mère dont les larmes avaient de la peine à se dissimuler, sur ses sœurs qu'il était sur le point de quitter ; d'un autre côté, son imagination interrogeait l'avenir ; il pensait aux longues années de labeurs qui allaient le préparer à son apostolat, aux mers qu'il faudrait franchir, aux privations et aux sacrifices de tout genre qui sont le partage du missionnaire ; il sent une lutte terrible se livrer dans son cœur. S'arrachant violemment à la tentation, tout en larmes il court à l'église se jeter devant l'autel de Marie. Il prie, il pleure longtemps ; peu à peu la tempête s'apaise, le calme revient, il rentre au foyer avec sa sérénité habituelle, et le lendemain, le cœur brisé, mais résigné à la volonté divine, il s'arrache à tout ce qu'après Dieu il aimait le plus sur la terre, et prend avec son frère, alors curé à Montaut, la route de Toulouse. Son père, comme autrefois Abraham, voulut consommer le sacrifice ; il accompagna son fils au noviciat, le remit lui-même entre les mains des Supérieurs, l'embrassa et lui donna sa bénédiction. Ce fut pour la dernière fois ; le père et l'enfant ne devaient plus se revoir qu'au ciel.


Chapitre II

Le P. Barbe au noviciat de Toulouse

          Entré dans une vie toute nouvelle, le jeune novice comprit bien vite la sublimité de sa vocation, et afin de répondre aux desseins de Dieu qui l'avait arraché au monde pour l'amener dans la solitude, il n'eut plus d'autre souci que d'arriver à l'idéal de perfection marqué par saint Ignace à tous ceux qui veulent devenir ses disciples. Mais écoutons-le lui-même ; il se dépeint au naturel, dans une lettre qu'il écrit à sa sœur, avec sa générosité sans bornes, sa confiance illimitée dans la prière, sa piété toujours tendre, sa charité fraternelle, et sa simplicité d'enfant. Nous lui cédons la parole :

Toulouse, le 3 avril 1854

          Ma bien chère sœur,

          Voilà déjà plusieurs mois écoulés depuis notre triste séparation, et il me semble qu'il n'y a que quelques jours que j'étais au milieu de vous, tant les douloureuses impressions que j'ai ressenties sont encore vives, tant la vie s'écoule rapidement.

          Si tu as lu la lettre que j'ai adressée dernièrement à notre famille, tu as dû voir qu'il y est question d'un événement important qui bientôt va s'accomplir au noviciat de Toulouse. Depuis bien longtemps, seul il fait le sujet de nos conversations ; nous le voyons arriver avec un plaisir mêlé de crainte, parce que de son bon ou de son mauvais résultat dépend entièrement notre avenir. Aussi nous y préparons-nous avec tout le soin possible ; tous, hommes, anges et saints sont invités à nous prêter leur concours au moment solennel.

          De quoi s'agit-il donc ? tu m'as déjà deviné, ma bonne sœur ; je veux parler de notre grande retraite qui est à la veille de s'ouvrir. Elle doit durer environ 30 jours ; pendant ce temps, on garde un silence absolu, même pendant la récréation ; chaque jour on fait quatre ou cinq méditations ; puis on s'examine, on se travaille, on se tourne, on se retourne jusqu'à ce qu'on arrive à se bien connaître soi-même ; enfin on s'applique à détruire ce qu'il y a de mauvais dans le cœur, et on jette les fondements de l'homme nouveau. Mais tu le comprends, l'homme ne peut rien ou presque rien dans une affaire en même temps si sérieuse et si difficile ; c'est Dieu qui doit tout faire par sa grâce toute puissante. Nous devons donc la lui demander avec instance, le presser, le fatiguer tous ensemble par de continuelles supplications, afin qu'il commence lui-même et qu'il achève le grand travail qui va bientôt s'opérer en nous. C'est pourquoi, sœur bien-aimée, permets-moi de venir aujourd'hui faire appel à ta pieuse générosité, et te demander de me faire une large part dans tes aumônes spirituelles ; j'en ai tant de besoin pour moi et pour les autres novices, mes frères ! Oui, tu prieras, n'est-ce pas ? pour nous tous ; j'ose te l'assurer, tu n'y perdras rien. Chaque jour donc, fais monter tes vœux vers le ciel, en t'aidant surtout de ton rosaire ; et si je ne craignais pas d'abuser de ta bonté, je te demanderais une communion dans la chapelle de N.-D. de Buglose, ou du moins dans celle de N.-D. de Maylis. Adjoins-toi, si tu veux, quelques-unes de tes pieuses amies, comme il y en a tant dans la paroisse que tu habites. Ce que je te recommande surtout, c'est de prier notre bon frère de vouloir bien se souvenir de nous au saint autel, et d'offrir deux fois le saint sacrifice de la messe pour le succès de notre entreprise.

          Maintenant je veux te parler un peu de la vie que je mène au noviciat. Toujours gai, toujours content, toujours heureux, voilà mon état habituel. Des soucis, des peines, des tristesses, des ennuis, tu le sais, il y en a partout, mais moins ici, je crois, que partout ailleurs. S'il arrive quelquefois que des pensées sombres viennent traverser notre esprit et nous jettent dans la désolation intérieure, il faut qu'elles s'en aillent bien vite. La grâce de Dieu, la gaieté toujours aimable des frères qui vivent avec nous, les paroles consolantes de celui que le bon Dieu nous a donné pour nous servir de Père les ont bientôt dissipées. Il faut les oublier entièrement et ne songer qu’à rire, qu'à s'amuser, qu'à plaisanter avec les autres ; car ne te figure pas, ma bonne sœur, qu'il faille toujours être sérieux comme un moine. Il y a un temps pour tout. S'agit-il de travailler ? Eh bien ! c'est de tout cœur que nous nous mettons à l'œuvre ; mais quand il est question de se récréer, nous le faisons aussi de toute notre âme. Rien n'égale notre enjouement ; je voudrais que tu nous visses pendant une de ces récréations que nous passons au noviciat ; non, tu n'en croirais pas tes yeux. La joie rayonne sur tous les fronts, on cause gaiement, on rit avec . entrain. Que veux-tu ! nous sommes comme des enfants, ni plus ni moins ; enfants raisonnables sans doute, mais simples, naïfs, enjoués comme de vrais enfants.

          Nos promenades se font ici à l'instar de celles de Dax ; abandonnés à la seule garde de Dieu, nous partons après dîner pour ne rentrer qu'à 5 ou 6 heures ; pendant ce temps nous nous en donnons de courir de notre mieux. Lorsque nous passons en ville, on nous a bientôt reconnus pour ce que nous sommes ; si on a quelque doute, on regarde la queue de notre soutane, et en la voyant coupée, on ne manque pas de dire : voilà des Jésuites ! Quelquefois aussi, on fait bien entendre quelque couac ; mais, tu le comprends, cela ne nous cause pas une grande émotion. Autrefois, j'en aurais été un peu fâché ; aujourd'hui, quand pareille aventure nous arrive, nous en rions. Et de quoi ne rient pas les novices ? il faut bien qu'il en soit ainsi ; ils ont le cœur content, l'âme en paix. Ah ! ma chère sœur, quand je pense au bonheur que j'éprouve depuis que je suis entré en religion, je ne puis assez remercier le bon Dieu ; et si j'avais un souhait à faire à quelqu'un, ce serait de lui désirer une félicité aussi pure que celle dont nous jouissons tous ici…

          Adieu, ma bien chère sœur ! je t'embrasse dans les saints Cœurs de Jésus et de Marie.

F. Barbe, s. j. "

          Cette lettre se passe de commentaire ; mieux que toutes les paroles, elle nous montre que le jeune novice se jeta résolument dans la voie où la main de Dieu venait de le lancer, et qu'il entendait marcher à pas de géant dans la carrière qui s'ouvrait devant lui. Et qu'est-ce que Dieu pouvait refuser à cette humilité profonde qui arrachait à son cœur le cri de son impuissance et mettait sur ses lèvres une prière continuelle ? Aussi, comme l'édifice de la perfection s'élevait rapidement dans son âme ! Sa vertu, non pas une vertu de caprice ou de tempérament, mais une vertu solide et réelle, prenait chaque jour de nouveaux accroissements. Pour lui, comme pour les saints, servir Dieu, ce n'était pas boire à longs traits à la coupe des délices, s'asseoir à la table du Seigneur pour y goûter ces consolations sensibles dont tant de chrétiens superficiels ne savent pas se passer, et dont l'absence les laisse dans la désolation ; c'était prendre la croix de Jésus-Christ et le suivre, se renoncer soi-même ; en un mot c'était souffrir et être méprisé.

          Nous le laissons lui-même exposer sa théorie dans une lettre qu'il adresse à sa sœur ; ne dirait-on pas qu'il transcrit, après l'avoir mise en pratique, une page de la Perfection chrétienne de Rodriguez ?

 

Toulouse, le 14 juillet 1854.

          Ma bien chère sœur Carmelle,

          Dimanche prochain, 16 juillet, la sainte Eglise célèbre la fête Notre-Dame du Mont Carmel ; c'est la tienne par conséquent, puisqu'elle nous rappelle le jour anniversaire de ta naissance. Douce et pieuse fête que celle de la plus tendre de toutes les Mères et de la plus chérie de toutes les sœurs, surtout pour le cœur d'un fils et d'un frère qui connaît si bien et une Mère si bonne et une sœur si dévouée !

          Permets-moi donc de venir aujourd'hui, non plus comme autrefois avec des présents et des compliments, mais avec un cœur plein de charité toute fraternelle, te présenter mes vœux. Si je n'avais déjà neuf mois de noviciat, si je ne venais pas de passer 30 jours dans la retraite, je te souhaiterais peut-être, comme cela se pratique ordinairement, ce que le monde estime, aime et recherche, les plaisirs, les richesses, les honneurs, une longue vie, et que sais-je encore ? Mais l'expérience et la vérité montrent que ce n'est pas dans ces biens que se trouve le bonheur. Ah ! chère sœur, que ne t'est-il donné de le comprendre et de le sentir comme il me semble que je le comprends et que je le sens moi-même en ce moment ! Oui, je crois fermement qu'il n'y a de véritable bonheur que dans la Croix de Notre Seigneur Jésus-Christ, et je te l'avoue avec franchise (car avec toi je ne veux avoir rien de caché) je ne goûte jamais plus de satisfaction, de paix et de contentement que les jours où j'ai eu le plus à souffrir. Qu'est-ce à dire ? quoi ? le jour de ta fête, jour pour toi sans contredit le plus beau de tous les jours de l'année, je n'aurais pas à te souhaiter autre chose que des contradictions et des souffrances ? A la vérité, si le bon Dieu te jugeait digne d'une telle faveur, il n'y aurait pas de sort plus à envier que le tien. Tu connais sans doute ce mot si remarquable d'une des filles les plus dévouées à N.-D. du Mont Carmel, sainte Thérèse : Ou souffrir ou mourir. Pendant 20 ans elle a été exaucée, car elle n'a pas cessé d'être en butte à toute sorte de peines, de souffrances, d'injures, de calomnies, de sécheresses épouvantables, à tel point que pour faire oraison elle était obligée de s'attacher à son prie-dieu. Et néanmoins quelle est la personne, quelle est la femme surtout qui, faisant profession de piété, n'a pas demandé bien des fois au Ciel de ressembler à une sainte si admirable ! Souffrir ou mourir, voilà le moyen de parvenir à une fin si noble ; souffrir, non pas les peines du gibet ou de l'échafaud, non pas les tortures du martyre, mais les ennuis, les contradictions que chacun rencontre à chaque pas dans la vie ; mourir tous les jours à l'exemple de l'Apôtre, à soi, à son amour-propre et à l'estime du monde. Cette leçon a été bien comprise de ces âmes privilégiées qui, après avoir dit adieu à tous les plaisirs et à toutes les jouissances du monde, sont venues se renfermer dans une maison de retraite et de solitude où elles passent leurs jours dans la prière et la paix du Seigneur. Les hommes, dans leur ignorance et leur aveuglement, regardent ces personnes comme tout-à-fait malheureuses ; mais qu'ils sachent bien qu'il n'y a pas de bonheur sur cette terre comparable au leur. Vraiment, je mets en fait que si on savait les douceurs qu'on goûte dans la vie religieuse, le monde deviendrait désert, et les monastères auraient peine à contenir les multitudes qui viendraient y chercher asile. Pour mon compte, je t'avoue, ma bien chère sœur, que de toutes les grâces qu'il a plu à Dieu de me faire jusqu'à ce jour, il n'en est aucune que j'estime autant que celle de ma vocation à l'état religieux. Il me semble qu'avec les idées que j'ai en ce moment, je ne ferais pas difficulté, si je ne le pouvais pas autrement, de parcourir à deux genoux le chemin de Doazit à Toulouse pour obtenir la faveur d'être admis dans la Compagnie de Jésus. "

          On le voit, c'était de tout son cœur que le jeune Frère était attaché à sa nouvelle famille, et il ne se passait pas de jour qu'il ne demandât de mourir dans son sein. Il plaignait amèrement ceux qui, fatigués du joug de l'obéissance, redemandent la liberté dont ils avaient une première fois fait le généreux sacrifice, et un jour, avec cette franchise qui le caractérisait, il reprochait à son frère d'avoir appelé dans sa paroisse pour y prêcher le Carême, un prêtre qui avait quitté la Compagnie. " Je ne vous conseillerai jamais, lui écrivait-il le 24 juin 1874, de prendre pour évangéliser votre peuple un moine défroqué ; si ces hommes sortent de la religion par leur faute, l’Esprit du Seigneur n'habite plus pleinement en eux ; c'est un fait d'expérience, et malheureusement les exemples ne sont que trop fréquents. " Pour lui, mourir sous le regard de Dieu, et dans la famille de saint Ignace qui l'avait adopté, tel était son plus ardent et son unique désir. Il a plu à Dieu de le réaliser ; nous l'en remercions.

          C'était beaucoup pour le pieux novice de travailler, avec la ferveur dont nous l'avons vu animé, au salut de son âme ; mais il fallait encore plus à son zèle. Franchissant en esprit la distance qui le séparait de sa famille, il allait en quelque sorte se jeter aux genoux de chacun de ceux qu'il avait laissés, et le supplier d'avoir constamment devant les yeux la pensée des intérêts éternels. Il avait lu dans les Saints Livres cette parole que nous retrouvons souvent sous sa plume : Celui qui ne prend pas soin de ceux de sa maison est pire qu'un infidèle et qu'un païen. Aussi ne craint-il pas de prêcher à son père et à sa mère la résignation au milieu des sacrifices qu'il a plu à la volonté divine de leur imposer, de recommander humblement mais instamment à son frère de travailler sans relâche à la sanctification de son peuple, à son beau-frère de veiller avec soin sur ses enfants et de cultiver les germes de vocation qu'il supplie le Seigneur de déposer dans le cœur de quelqu'un d'entr'eux.

          Mais c'est surtout avec sa sœur Carmelle qu'il se donne libre carrière. Il aurait voulu qu'elle devînt religieuse ; mais Celui qui départit ses dons comme il lui plaît en avait décidé autrement. " Je le vois, ma chère sœur, lui écrivait-il à la date du 14 juillet 1854, tes prétentions se bornent à être dans le monde une bonne et fervente chrétienne. Oui, tu veux imiter ces vaillants soldats qui, regardant comme une lâcheté d'attendre et de combattre les ennemis en restant derrière les remparts, vont les attaquer en pleine campagne, les mettent en déroute et remportent par suite une victoire plus signalée. A vaincre de la sorte, il y a plus de gloire, il est vrai, mais il y a aussi plus de danger. Quoi qu'il en soit, ton parti est pris ; il ne me reste plus qu'à t'encourager à poursuivre une si glorieuse entreprise, et à te souhaiter un heureux succès. Permets-moi cependant de t'exprimer plus en détail les vœux que mon cœur forme pour la réalisation de tes projets. Tu peux devenir une bonne chrétienne, c'est-à-dire que tu veux bien aimer le bon Dieu et sa sainte Mère, et travailler avec ardeur au salut de ton âme. En cela je te loue, ma chère sœur ; mais ce n'est pas tout, ce me semble ; sainte Thérèse dont je t'ai parlé en d'autres circonstances, non-seulement s'est sauvée elle-même, mais encore a aidé d'autres âmes à arriver au Ciel, et elles sont plus nombreuses que celles que saint François Xavier a converties dans les Indes et le Japon. Je voudrais donc que tu devinsses comme un apôtre dans les lieux où il plaira à la divine Providence de t'envoyer. Et comment cela ? par tes prières, par ton bon exemple, par quelque aumône, par quelque pénitence corporelle. Les œuvres que je te recommanderais (et pour les exercer tu n'as pas besoin de sortir de la paroisse de Doazit ou de Montaut) seraient la Propagation de la Foi, l'instruction des petits enfants, auxquels tu pourrais enseigner le catéchisme, la visite des personnes malades ou affligées. Que le bon Maître te bénirait si tu prenais à cœur un travail si important ! Il t'a peut-être souvent engagée à l'entreprendre, dans ces moments si précieux où tu le possédais dans ton cœur. Consulte-le souvent , et pour cela rends, si c'est possible, tes communions plus fréquentes que par le passé. Peu à peu, par suite des communications que tu auras avec ton bien-aimé, ton cœur s'enflammera de plus en plus, et tu ne trouveras d'autre joie, d'autre satisfaction qu'à aimer et à faire aimer Celui qui le mérite à tant de titres. "

          Que sera, après plusieurs années de vie religieuse, celui qui, à peine entré dans la carrière, est déjà dévoré par la soif des âmes ? Mais voilà deux ans qu'il travaille exclusivement, et sans aucune préoccupation étrangère, à la sanctification de la sienne. Le moment est venu où il doit donner aux autres de sa surabondance. Le champ de l'apostolat commence à s'ouvrir devant lui ; ses supérieurs l'envoient, comme professeur, dans leur Collège de l'Aveyron.


Chapitre III

Le Collège de Sainte-Affrique

          Il y a une si grande différence entre la vie tranquille du noviciat et la vie agitée d'une maison d'éducation, qu'il en coûte à une âme habituée à une atmosphère toute faite de calme et de recueillement, de se plier aux exigences d'une situation nouvelle. La piété du jeune professeur ne devait pas tarder à en faire la remarque. Voici en quels termes il en faisait la confidence à son frère :

          " Vous qui avez l'expérience des choses, vous savez que la dévotion et la ferveur se perdent bien vite au milieu des occupations si multipliées de la vie du collège. Quand on y a passé quelque temps on est tout étonné de se trouver si froid et si insensible pour les choses de Dieu. Aussi compté-je beaucoup sur les prières que vous faites pour moi ; de mon côté, j'offrirai pour vous au Seigneur mes misères, mes contradiction, mes impatiences et tout ce qu'il plaira au bon Dieu de m'envoyer. "

          Si donc il n'avait consulté que son inclination, il aurait préféré à cette vie au grand jour et en apparence dissipante, la vie douce et cachée qu'il menait à Toulouse ; mais n'avait-il pas fait abnégation de sa volonté, n'avait-il pas promis à ses supérieurs une obéissance entière ? Et d'ailleurs il ne devait pas tarder d'expérimenter par lui-même dans son nouveau séjour la vérité de cette parole tombée un jour des lèvres de saint Grégoire de Nazianze : " Les pratiques pieuses et les occupations extérieures, au lieu de se nuire, se prêtent un mutuel appui, et comme les deux ailes d'un oiseau, nous portent à chaque instant auprès du trône de Dieu. "

          Il est à croire que, travaillé par un immense besoin de faire du bien à tous ceux qui l'entouraient, le pieux jeune homme dut arriver avec de magnifiques rêves d'apostolat, et voyant qu'il n'atteignait pas les résultats caressés par son imagination, il souffre, et laisse l'impression pénible qui l'oppresse, transpirer dans une lettre adressée à sa famille. " Les pays de montagnes sont bien tristes durant la saison d'hiver, s'écrie-il ; j'avoue que pour ceux qui n'y sont pas nés il faut une grande grâce d'état pour y habiter avec plaisir. Mais Dieu soit loué ! elle ne fait pas défaut.

          Si le climat seul était froid, le mal ne serait pas encore trop grand ; mais tout s'en ressent un peu. Ainsi, comme nous pouvons en juger par les enfants qui nous sont confiés, les cœurs sont peu expansifs ; on se demande même quelquefois si certaines poitrines battent sans cet organe, expression du sentiment et de l'amour. La piété porte avec elle ce caractère de froideur. On communie souvent à la vérité, on fait de longues prières, on a des pratiques particulières de dévotion ; mais tout cela se produit sans ces dehors de ferveur qui vous édifient, et vous remuent profondément. Une seule fois j'ai vu ces enfants sortir de leur apathie ordinaire pour se laisser aller à des transports de joie et d'enthousiasme ; c'était après les exercices de la retraite ; jamais je n'avais vu d'élans semblables. Oui, j'ose le croire, de riches trésors sont cachés au fond du cœur de ces enfants de la montagne ; mais il faut les déterrer. Priez, et aidez-nous à acquitter le mieux qu'il nous sera possible de notre tâche, pour la plus grande gloire de Dieu et le plus grand bien de nos chers élèves. "

          Si autour de lui les succès ne répondaient pas à ses efforts et surtout à ses désirs, il se dédommageait en franchissant par le cœur la distance qui le séparait de son pays natal ; là il était sûr de trouver dans sa sœur une âme qu'il pouvait travailler à son aise, et qui ne demandait pas mieux que de se laisser diriger. Elle avait dans une circonstance particulière, rencontré de grands ennuis, et au milieu de la lutte, elle avait, pour lui demander conseil, fait ses confidences à son frère. Celui-ci, pour toute réponse, présente la croix de J. C. à ses yeux ; il verse dans les blessures faites à son âme le vin et l'huile du Samaritain, et lui parle avec une force tempérée d'une douceur et d'une affection qui amènent des larmes d'attendrissement à nos yeux. Qu'on en juge plutôt. " Quoi donc, ma chère sœur, lui écrivait-il, tu me dis que ton avenir te préoccupe ? Montre-toi énergique, généreuse, invincible au milieu des épreuves difficiles par lesquelles il plaît à Dieu de te faire passer. Que la Croix de Jésus t'inonde de ces délices ineffables que le monde avec tous ses plaisirs ne saurait ni goûter lui-même ni communiquer aux autres ; qu'enfin toute ton ambition soit de marcher courageusement sur les traces de celle qui est ta mère et ta patronne, et dont toute la vie, comme celle de son Fils, a été une croix et un martyre continuels Se préoccuper de son avenir ! mais n'est-ce pas manquer de confiance en Dieu ? Sais-tu s'il y a pour toi un lendemain ? Tiens, il y a quelques jours, j'ai vu mourir une jeune personne de 18 ans. Elle avait passé toute son année scolaire au couvent ; toutes ses classes étaient finies et bien finies, car elle avait obtenu six premiers prix dans la classe la plus élevée. Sa conduite ne laissait rien à désirer ; c'était l'élève la plus sage de tout le pensionnat. Aussi, il fallait voir comme sa mère, pauvre veuve ayant avec elle deux ou trois autres petits enfants, était fière et triomphante ! Elle ne vivait que pour son Angelina ; c'était le nom de la jeune fille. Déjà un mariage était projeté ; cette famille plongée dans le deuil par la mort du père allait revivre dans la personne des deux nouveaux époux. Beaux rêves qui ne devaient pas se réaliser ! Il y a environ deux mois, Angelina était saisie par une maladie de poitrine très sérieuse ; ni l'art le plus habile, ni les prières les plus ferventes n'ont pu conjurer le mal ; elle a cessé de vivre le jour de saint Jean. Il m'a été donné de la visiter plusieurs fois pendant sa maladie ; elle m'a singulièrement édifié, et quand j'ai appris qu'elle avait rendu le dernier soupir, j'ai été prier auprès de ses restes avec son Père spirituel. En la voyant sur sa couche funèbre, je me suis mis à pleurer comme un enfant. Ne te scandalise pas, ma chère sœur, tu étais en partie cause de ma douleur ; cette jeune personne te ressemblait tellement qu'il me semblait te voir en elle couchée sur ton lit de mort, et je pleurais. Ah ! pour tout le bien que je te veux, je te souhaite de mourir d'une mort semblable. "

          Quelques jours avant de s'envoler au ciel, le P. Barbe recommandait à son neveu qui lui faisait part de ses préoccupations à son endroit, de demeurer parfaitement en paix. Dieu, disait-il, ne me porte-il pas dans ses mains . A la vie, à la mort, nous sommes au Seigneur. Aussi, comme saint Paul, il surabondait de joie au milieu de ses tribulations, et toujours, dans l'adversité comme lorsque tout réussissait au gré de ses désirs, il s'estimait réellement heureux. Ce bonheur qui était comme l'état habituel de son âme, il le trouva surtout au collège de Saint-Affrique. " Saint-Affrique ! écrivait-il un jour de la capitale de Madagascar au R. P. Provincial, que ce nom résonne agréablement à mon oreille ! Quel bonheur j'y ai goûté ! " On trouve donc tout naturel ce cri qui s'échappe de sa poitrine à la fin de son séjour dans cette maison tant aimée : " Il fait bon ici ; et si je n'avais pas mes études théologiques à terminer, si je n'aspirais pas toujours avec ardeur à aller évangéliser les pays étrangers, vraiment, si cela dépendait de moi, je serais bien aise de fixer ici ma tente. Heureusement, nous sommes dispensés de toute préoccupation pour le présent et pour l'avenir, puisque Dieu se charge de tout par l'entremise de nos supérieurs. Nous n'avons qu'à laisser faire et tout ira pour le mieux. Ainsi , bien que je désire ardemment me mettre à même de devenir prêtre au plus tôt, je me garderais cependant de faire la moindre démarche, parce que je ne voudrais pour rien au monde que la volonté de Dieu ne s'accomplit pas en moi pleine et entière.

          Si on me demande ce que j'aurai à faire cette année, je répondrai : je n'en sais rien ; ce que je deviendrai, je l'ignore. Dans quinze ou vingt jours je connaîtrai ce qu'on veut faire de moi ; en attendant, que mes amis prient pour moi afin que j'occupe convenablement la place que Dieu me destine pour l'année qui va suivre. "

          Cette place que la main de Dieu devait lui désigner, c'était la maison de Vals.


Chapitre IV

Le P. Barbe au Séminaire de Vals ; - son retour dans la famille.

          Vals est un petit village situé à dix minutes du Puy. Les Pères Jésuites y possèdent un bel établissement, tellement disposé que ceux qui l'habitent y vivent comme dans une solitude complète. Difficilement on s'imaginerait combien le calme qui y règne porte au recueillement, à la prière et au travail. C'est là que ceux qui se destinent à prendre rang parmi les enfants de saint Ignace se livrent, sous la direction de maîtres éminents, aux fortes études qui les mettent en possession de ces trésors de science dont s'étonnent à juste titre les jeunes gens admis dans leurs écoles. C'est là aussi que ceux qui ont répondu tout jeunes encore à l'appel du Seigneur, sont promus aux saints Ordres, et initiés aux travaux et aux consolations de l'apostolat.

          A peine le P. Barbe y était-il admis que déjà il se trouvait au comble du bonheur. " Que tu as donc raison, écrivait il à sa sœur, de te réjouir de ce que la sainte obéissance m'a appelé dans ces lieux ! Outre la perspective d'être prêtre dans trois ans, tout ici semble fait pour me rendre heureux. Je me trouve au milieu d'une communauté fort nombreuse qui m'édifie par l'exemple de toutes les vertus. Il y a parmi nous des Jésuites de tous les pays, français, anglais, hollandais, espagnols et surtout italiens. Malgré cette diversité de nations, la concorde et la paix règnent parfaitement parmi nous ; on dirait que nous sommes tous du même pays, et que nous avons toujours vécu ensemble. Voilà ce que la religion sait faire ! "

          Mais le charme principal de son nouveau séjour, c'était le voisinage d'un sanctuaire vénéré qui parlait à son cœur des bontés de la meilleure des mères. " Marie ! s'écriait-il dans une de ses lettres, ah ! ce nom si doux me rappelle un autre sujet de joie que j'ai encore dans cette chère maison de Vals. Nous ne sommes qu'à une faible distance du Puy, et dans cette ville, à l'église cathédrale , se trouve le pèlerinage si fameux de Notre-Dame-de-France. Depuis longtemps je désirais visiter ce sanctuaire si célèbre ; quelque chose me disait que Marie m'y attendait pour m'accorder des faveurs toutes spéciales. Je ne m'était pas trompé. Déjà j'ai reçu des bénédictions bien précieuses de la main de ma Mère. Oui, tout ici contribue à me donner le calme, la joie, la paix. "

          Mais hélas ! le bonheur sur la terre n'est pas de longue durée, et la félicité passagère qu'on y goûte est bien vite empoisonnée par l'amertume des épreuves qui s'y rencontrent à chaque pas. Notre étudiant commençait à peine à savourer les charmes de sa vie nouvelle, que Dieu faisait à son cœur une cruelle blessure : la mort passait dans sa famille, et ravissait aux caresses de ses enfants le plus tendre et le plus aimé des pères. M. Barbe mourait à Doazit, de la mort des justes, le 9 avril 1862.

          La douleur qui éclata à la suite de ce fatal événement n'eut d'égale que l'affection dont le saint vieillard était entouré et elle ne connaissait pas de limites.

          Celui qui se sentit le plus profondément atteint, ce fut le jeune théologien de Vals ; le lugubre message l'atterra, et il eut quelque peine à se relever du coup qu'il venait de recevoir. Mais aussitôt qu'à travers ses larmes il eut regardé le ciel, et poussé vers le Seigneur le cri de la résignation, il ne s'occupa plus de son chagrin ; il ne voulut songer qu'à ceux dont une immense distance l'empêchait d'essuyer les pleurs, et dont il voulait rendre l'épreuve méritoire en la dirigeant vers le Dieu qui l'avait envoyée.

          " Nous voici, écrivait-il, dans la tristesse et dans les larmes. Nous avons bien raison de pleurer ; mais que cette tristesse et cette affliction ne nous fassent pas perdre la paix de l'âme ! C'est pour nous amener à la sainteté, que Dieu nous envoie les maux qui nous accablent ; nous les trouvons en nous, autour de nous, au sein de notre famille, partout. Ne nous plaignons pas, bénissons toujours cette main divine qui nous frappe ; c'est la main d'un père, et cette main se leva-t-elle jamais pour faire du mal à son enfant ? Il me semble que notre bon père que nous regrettons tous si vivement est au ciel avec trois de nos petits frères qui nous ont précédés ; il me semble qu'il nous dit, comme autrefois le divin Maître aux femmes éplorées qui le suivaient sur le Calvaire : Ne pleurez pas sur moi, mais sur vous-mêmes et sur ceux qui sont autour de vous. Oui, notre père est au ciel, nous avons tout lieu de l'espérer, et il ne veut pas que nous nous affligions de son bonheur ; mettons-nous plutôt tous à même d'aller le rejoindre quand il plaira à Dieu de nous unir à lui dans la céleste Patrie ; nous nous retrouverons tous un jour. Prions cependant pour celui dont la disparition laisse un si grand vide dans nos cœurs, parce que nous ignorons ce que la justice divine demande pour être satisfaite, et soumettons-nous docilement à la volonté de Dieu. "

          Pour lui, la volonté de Dieu, après cette douloureuse épreuve, était qu'il travaillât à devenir un saint et un savant ; il s'employa de tous ses efforts à réaliser les desseins que Dieu avait sur son âme ; il embrassa l'étude avec une énergie que la vertu seule peut donner. Aussi la peine ne l'épouvantait pas, et si parfois il se sentait défaillir, il s'encourageait à la pensée de la récompense qui lui était tenue en réserve. " Le temps arrive, disait-il, où il me sera permis de me reposer, et ce repos durera pendant toute l'éternité ; la seule perspective de cet heureux avenir me fait verser déjà des larmes de joie et de bonheur. "

          Cette tendance à tout envisager d'une manière surnaturelle, nous la retrouvons partout dans la vie du P. Barbe ; et après avoir parcouru toutes ses lettres, nous donnons volontiers raison au P. Labaste qui l'a bien connu, et qui disait à Tamatave auprès de son cercueil, le jour de sa mort : " Toujours, même dans ses récréations, il était surnaturel, et cela sans effort. " Essaie-t-il de sonder les secrets de la théologie ? si après les plus savantes explications, la vérité qu'il cherche à pénétrer demeure encore enveloppée de mystère, il s'écrie : " Cette étude excite en moi un désir plus prononcé de contempler dans le ciel les choses que nous avons tant de peine à comprendre sur cette terre ; quand viendra donc le jour où il nous sera permis de voir face à face Dieu lui-même dans son essence et avec tous ses attributs ? "

          Est-il question de ses examens, dont l'issue le préoccupe, non pas qu'il désire les voir couronnés de succès, mais parce que de leur heureux résultat dépendent la gloire de Dieu et le salut des âmes ? Sa pensée se reporte tout naturellement vers le Juge souverain qui, à notre premier pas dans l'éternité, nous demande compte de chacune de nos actions. " Dans quelques mois, tous les examens seront finis, disait-il ; il n'y a plus que le jugement particulier que Dieu me fera subir ; c'est celui-là surtout qui m'inspire la crainte et la terreur, à cause de ses éternelles conséquences. L'examen définitif qui m'attend m'inquiète fort peu, quoique je me dispose de mon mieux à en affronter victorieusement les difficultés. "

          S'agit-il de sa santé ? lorsqu'il la sent s'affaiblir, il voit la main de Dieu travailler son âme. " D'où vient donc, s'écriait-il, cette espèce d'épuisement que j'éprouve ? bien perspicace serait celui qui pourrait le deviner. Les médecins n'y comprennent rien ; et moi je dis que c'est Dieu qui veut tout-à-fait tuer le vieil homme ; jusqu'à ce qu'il soit entièrement mort, il le traitera sans miséricorde. J'avais trop de vie naturelle ; il faut qu'elle disparaisse à tout prix pour que la grâce agisse, et qu'elle soit seule maîtresse en moi. Voilà tout le mystère. "

          Avec de pareilles dispositions, l'avancement spirituel du fervent théologien devait se traduire par des progrès continuels d'autant plus sensibles et plus réels qu'il approchait chaque jour davantage du terme caressé par son imagination et par son cœur.

          C'est toujours un grand événement dans la vie d'un jeune lévite que celui qui l'arrache au monde pour le consacrer corps et âme à son Dieu. Avec quel soin le P. Barbe le prépara ! Mais parce que plus qu'un autre il en comprenait la souveraine importance, et avait conscience de sa faiblesse, il implorait la charité de tous ceux qui lui portaient intérêt et les suppliait de venir à son secours.

          Une chose aura sans doute frappé et frappera encore ceux qui parcourent ces lignes : c'est l'insistance avec laquelle le P. Barbe conjure ses parents et ses amis de vouloir lui prêter le concours de leurs prières. Nous n'avons pas lu une seule de ses lettres sans y trouver cette demande formulée dans les termes les plus pressants. S'il écrit à son frère, il lui recommande de ne pas l'oublier au Saint Sacrifice de la Messe ; s'il parle à sa sœur Carmelle, c'est pour la presser de faire violence au ciel en sa faveur ; s'il s'adresse à sa sœur Augustine, il sollicite un souvenir tout spécial dans la prière de ses petits enfants. Mais il y avait surtout dans sa famille un homme dont le P. Barbe affectionnait spécialement le concours ; c'était son oncle, un frère de son père, ancien percepteur de Pomarez, homme d'une belle intelligence et d'une haute vertu. Il fut pendant toute sa vie tel que la mort le trouva au dernier moment de existence. Chaque jour il recevait la Sainte Communion, faisait le Chemin de la Croix, et dans la soirée une interminable visite au Saint-Sacrement ; les habitants de Tilh se souviennent encore de ce beau vieillard de 96 ans, agenouillé par terre dans le sanctuaire de leur église, devant l'autel de Marie qu'il aimait comme un enfant, et dont il était, nous en sommes convaincus, tendrement aimé, puisque ce fut à l'aurore du beau jour de l' Immaculée Conception, le 8 décembre 1879, qu'elle l'appela à l'éternel bonheur du ciel. Rien n'égale la persévérance avec laquelle son neveu le supplie de lui venir en aide ; il va en quelque sorte le conjurer comme un mendiant de lui faire une part abondante dans les trésors de ses bonnes œuvres. Tels sont les collaborateurs que le théologien de Vals employait au travail de sa sanctification.

          Le P. Barbe, à la veille de recevoir les Ordres majeurs qui vont lui être conférés, nous paraît agir comme les saints. Suivant la parole de l'Apôtre, ils se regardent comme la balayure du monde, comme de grands indigents spirituels qui sollicitent les miettes échappées à la table de ceux que dans leur humilité ils croient plus riches et plus agréables devant Dieu.

          Les pieuses largesses qu'il implorait en tout temps avec une sorte d'importunité ne lui firent jamais défaut ; mais il les réclama avec une insistance toute particulière lorsqu'il apprit qu'il était appelé à recevoir les Ordres sacrés. Le cœur de ses amis comprit toujours le sien ; et voilà pourquoi ils redoublèrent d'instances auprès de Dieu aux approches du grand jour. Plus d'une fois le P. Barbe éprouva d'une manière sensible la salutaire influence des efforts combinés des membres de sa famille qui demandaient à Dieu de faire de lui un saint. " Le Seigneur a entendu vos vœux et il les a reçus favorablement, écrivait-il à sa famille, le jour où j'ai été fait sous-diacre ; vraiment vous n'avez pas perdu votre peine, car il s'est passé en moi des choses peu ordinaires, prélude sans doute des grâces et des prodiges qui m'attendent encore. "

          Paroles éloquentes dans leur simplicité, qui nous révèlent les trésors dont la main du Seigneur dut enrichir son âme le jour où il en prit solennellement possession ! Etre un saint, voilà quelle fut désormais sa devise, et au moment de recevoir le diaconat, appelant ses amis à son secours, il la jette résolument à sa famille comme un programme qu'il s'impose pour la vie, et dont il écrira toutes les lignes dans sa conduite. " Il le faut, dit-il, je veux dès aujourd'hui être entièrement à Dieu ; après tout il n'y a que les saints qui servent d'instrument à la conversion des âmes. Pour moi, je n'ai d'autre ambition que celle de me sauver, en me dépensant tout entier pour le salut de mes frères. "

          Le temps marchait , et peu à peu amenait le jour si ardemment désiré du sacerdoce. Qui pourrait dire les transports de l'âme d'un lévite qui voit enfin s'ouvrir devant lui les portes du sanctuaire ? ce sont des émotions qu'il faut renoncer à décrire. Ceux-là seuls les comprennent qui les ont ressenties. Le pieux scolastique les éprouva pour ainsi dire par anticipation, et la joie débordait à pleins bords de son cœur lorsqu'il annonçait à sa famille qu'il allait enfin devenir pour jamais le prêtre du Seigneur. Mais ce qui le préoccupait à ce moment c'était le désir d'apporter aux pieds de l'évêque consécrateur les dispositions qui devaient attirer sur lui l'effusion des dons de l'Esprit-Saint. Il fait alors en quelque sorte un effort désespéré ; il jette sa voix à tous les échos, appelle à son secours tous ceux qui à un titre quelconque se disent ses amis, s'adresse aux âmes d'élite que son frère compte dans son bercail, à celui qui fut au Petit Séminaire d'Aire " le bien-aimé directeur de son âme, " et surtout à Notre-Dame de Buglose, qu'il supplie de mettre le comble à ses faveurs en opérant en lui une véritable transformation.

          Aussi qu'il faisait bon le voir lorsque, le visage transfiguré, tout rayonnant d'une joie qui n'est pas de ce monde ; et l'âme inondée de ce bonheur qui est sur la terre un avant-goût du ciel, il se jetait, tout en larmes, la couronne du sacerdoce sur le front, dans les bras de son frère accouru du fond de sa paroisse des Landes pour prendre part à ses transports. Non, écrivait-on du Séminaire de Vals, il n'est pas possible de dire les élans du nouveau prêtre devenu la possession de Dieu ; ce n'est plus un homme, c'est un ange. Le retour de l'heureux envoyé était impatiemment attendu ; lorsqu'il fut rentré au sein de sa famille, des larmes d'attendrissement coulèrent de tous les yeux au récit des merveilles dont il venait d'être le témoin, et tous les cœurs ne soupirèrent plus qu'après le moment où il leur serait donné de recevoir la première bénédiction de l'élu du Seigneur.

          Pour lui, tandis qu'on se faisait déjà une fête de le recevoir, il buvait à longs traits à la coupe des célestes consolations, et jouissait des délices de la table du Seigneur, et bien loin de se familiariser avec les grandeurs de la dignité sacerdotale, il en comprenait tous les jours de plus en plus l'excellence. Il avouait avec ingénuité qu'il avait reçu les Saints Ordres dans les meilleures dispositions, que depuis ce moment à jamais mémorable, son âme était calme et tranquille. " Monter chaque jour à l'autel, disait-il à sa sœur ! quand je n'aurais pas d'autre consolation ici-bas, ne devrais-je pas m'estimer le plus heureux des mortels ? Oh !ma bonne sœur, si tu es puissante auprès du Sacré-Cœur de Jésus, demande donc pour moi la grâce de ne célébrer le Saint Sacrifice qu'avec les sentiments de la foi la plus vive, et de la plus ardente charité. Il faut, coûte que coûte, que je devienne un saint. Travaillons, sans nous lasser, à atteindre une fin si sublime. "

          Joignant lui-même l'exemple au conseil, il travaillait comme un bon soldat du Christ ; avant de quitter Vals, il voulait pouvoir se rendre en toute vérité le témoignage d'avoir utilement employé son temps. Un instant il put se demander si la vie laborieuse et pourtant très heureuse qu'il y menait n'aurait pas bientôt un terme ; mais ses supérieurs, après le plein succès de son dernier et de son plus difficile examen, décidèrent de le garder encore auprès d'eux. Ce fut pour lui une immense consolation de rester un an de plus dans cette maison de Vals, sous la direction de maîtres savants et dévoués, de pères vénérés et tendrement chéris, de vivre dans un milieu où tout le portait à la piété et à la vertu, de pouvoir compléter à son aise ses études de philosophie et de théologie, et il regarda toujours comme une des plus précieuses faveurs que Dieu pût lui accorder d'avoir prolongé son séjour dans ce séminaire bien aimé qui lui rappelait les plus doux souvenirs.

          Parmi les avantages qu'il y trouvait, il en était un qui lui paraissait infiniment précieux : c'était de pouvoir réaliser le vœu le plus ardent de son âme d'apôtre, d'avoir la facilité d'exercer le zèle auprès de toutes les classes de la société. Il ne tarda pas d'avoir l'occasion de satisfaire les besoin de son cœur.

          Après son examen définitif, il aurait été en droit d'espérer quelques jours de repos ; mais se reposer dans la Compagnie de Jésus, c'est seulement changer d'occupation. Il fut envoyé avec un Père italien faire ses première armes dans une localité voisine de la ville du Puy, et il y prêcha avec d'immenses consolations une retraite de huit jours à 430 Frères employés à l'éducation chrétienne de la jeunesse. Quelque temps après, le savant et si distingué Père Gury l'amenait avec lui pour évangéliser une grande paroisse située à six kilomètres de Vals. Tout heureux de ce choix, il espérait pleinement réussir sous la conduite d'un si habile directeur ; mais se repliant ensuite sur lui-même, il se demandait dans son humilité " si ses péchés, son orgueil et son insuffisance ne mettaient pas auprès des âmes des obstacles au bien que le Cœur de Jésus voulait leur faire. "

          Dans une autre circonstance, il prêchait une mission dans un grand village où les exercices eurent un succès complet. Fidèle à en faire remonter la gloire à Dieu, il en attribue l'heureux résultat aux prières dont le concours lui a été assuré, et aux dispositions naturelles du peuple auprès duquel il avait exercé son apostolat.

          Quelquefois il était envoyé le dimanche dans une chapelle de la ville où deux cents pauvres se réunissaient ; il entendait leurs confessions avant et après la messe, et leur adressait toujours une petite instruction. Il était là dans son élément, et il avouait lui-même qu'il s'estimait plus heureux de se trouver au milieu de ces indigents en haillons que de traiter avec la plus haute classe de la société.

          Le futur apôtre de la grande île africaine avait fait ses preuves, et ses supérieurs jugèrent l'expérience suffisante ; il fallait songer à lui donner une nouvelle destination. Mais avant de l'employer à un autre ministère il leur parut bon d'accéder aux désirs bien légitimes de sa famille, et de l'envoyer passer quelques jour dans son pays natal. Le P. Barbe, toujours surnaturel jusque dans les moindres détails de sa vie, se prépara avec soin à cette grande visite " Dès aujourd'hui, écrivait-il à sa sœur, je vais mettre sérieusement la main à l'œuvre ; je dois veiller à ne pas vous donner trop mauvaise édification quand nous aurons le bonheur de nous revoir ; il faut que mon passage dans la famille laisse des traces durables. La difficulté n'est pas très grande ; aide-moi à devenir un saint, et tout est gagné. Il y a encore bien à faire ; mais que ne peut pas la grâce de Dieu sur une âme qui ne demande qu'à suivre ses inspirations ? "

          Le jour vint enfin où les cœurs depuis si longtemps éloignés purent se rapprocher, et ce fut à Buglose, le 8 septembre 1866, à l'occasion du couronnement solennel de la statue miraculeuse, que le P. Barbe donna rendez-vous à ses amis. Quel lieu plus favorable pouvait fixer son choix ? Se revoir, s'embrasser, pleurer de joie et de bonheur sous les yeux mêmes de la Mère du ciel, dans une circonstance à jamais mémorable pour le pays des Landes, que de consolations à la fois ! Tous furent fidèles à l'appel qui leur fut adressé ; je me trompe, il y en eut un qui manqua ; ce fut M. Barbe qui, depuis quatre ans, jouissait au ciel, nous nous plaisons à l'espérer, de la récompense que ses vertus lui avaient acquise, et le fils qu'il aimait d'un amour de prédilection ne devait plus retrouver que sa tombe…

          Il faut renoncer à décrire les transports de joie qui éclatèrent aux pieds de la Madone, lorsque le P. Barbe se jeta, après quatorze ans d'absence, dans les bras de sa mère, de ses frères et de ses sœurs ; il est des sentiments dont la plume est impuissante à traduire l'expression, et des larmes dont elle est incapable de rendre la douceur. Pour nous qui fûmes témoins de cette scène attendrissante, nous n'oublierons jamais la suave impression qu'elle fit à nos cœurs.

          Lorsque l'heureux cortège traversa le village de Doazit, tous debout et respectueusement découverts sur le seuil de leurs portes, saluaient avec affection celui dont il attendaient impatiemment le retour. Et lui-même, avec cette exquise bonté qui le caractérisait, avec ce franc et aimable sourire qui lui attachait tous les cœurs, venait s'asseoir à tous les foyers, et disait à chacun une de ces bonnes paroles qu'on ne peut plus oublier, et qu'on nous répète chaque fois que le nom du pieux missionnaire se rencontre sur nos lèvres. Vraiment, nous pouvons le dire sans exagération, comme son divin Maître, dont il s'étudiait à suivre en tout les exemples, le P. Barbe passa au milieu de nous en faisant le bien.

          La joie fut grande pour nos cœurs tant que nous pûmes garder auprès de nous celui dont nous ne savions plus nous séparer ; mais la douleur fut plus grande encore lorsque le moment des adieux fut venu, et nous ne nous sentons pas de force à en décrire l'amertume. Celui qui l'éprouva le plus vivement ce fut le P. Barbe, il ne craint pas de l'avouer aussitôt après qu'il est rendu à sa nouvelle destination. " Vraiment, dit-il, si tout devait finir pour nous après cette vie, nous serions bien malheureux ; à chaque séparation, nouvelles larmes, nouveaux déchirements, nouvelle désolation. Mais confiance ! viendra le jour où nous nous reverrons, et ce sera pour ne plus nous séparer jamais. "

          Le croirait-on ? le bon P. Barbe fut tout étonné de l'accueil qu'il reçut au pays natal. Ainsi en agissent les saints ; ils se croient dignes de tous les mépris, et quand ils sont l'objet d'une considération quelconque, il leur semble qu'on leur donne ce qui ne leur est pas dû, et ils en sont reconnaissants comme si on leur faisait une charité à laquelle ils n'ont aucun droit. " Comme nous avons raison, s'écriait-il au lendemain du jour où il s'arrachait en pleurant des bras de ses amis, de nous abandonner entièrement entre les mains de Dieu ! Il est sage et si bon ! comme il m'a protégé, réjoui, consolé, durant le court séjour que je viens de faire à Doazit ! Pas le moindre désagrément, pas la plus petite contradiction ; je n'ai eu que des sujets d'édification au sein de la famille, au milieu de nos parents et de nos amis. Dieu voulait mon voyage ; voilà pourquoi il l'a béni d'une manière si visible. Ce qui m'a surtout frappé, c'est le cordial empressement avec lequel j'ai été partout reçu. Je me demande ce qu'on aurait pu faire de plus pour moi, et ne trouvant pas de réponse, je ne puis que laisser éclater mon cœur en sentiments de reconnaissance et d'amour. Oh merci ! grand merci ! "


Chapitre V

La maison de Laon ; - les derniers adieux ; - le départ pour la terre étrangère.

          Le P. Barbe avait été nommé professeur de 3ème au collège de Tivoli, et à son retour de Doazit il allait prendre possession de sa chaire, lorsqu'une lettre de ses supérieurs l'avertit qu'il devait immédiatement se rendre à Laon. Les Pères Jésuites ont dans cette ville une maison du troisième an de probation. C'est là que les membres de leur Compagnie viennent par un second noviciat moins long mais plus sérieux encore que le premier, mettre le couronnement à l'édifice de leur perfection, pour en sortir ensuite préparés à toutes les situations et à tous les combats.

          Il est impossible de dire avec quelle énergie de volonté le bon Père s'attacha aux exercices de sa vie nouvelle. C'en est fait, disait-il ; pour une bonne fois, je veux ici devenir un saint.

          Mais avant de commencer sa longue et laborieuse retraite qui ne doit pas durer moins de trente jours, il demande à son frère de vouloir bien lui signaler ce qui lui paraît défectueux dans ses paroles et dans ses actes, pour qu'il puisse se réformer au plus tôt. Voici en quels termes il lui écrit à ce sujet :

          " Dans le petit compte-rendu que vous me donnez des diverses impressions produites par mon apparition au milieu de vous, vous me dites non pas ce que j'ai été, mais ce que j'aurais dû être ; ma conscience me le crie plus haut que toutes les voix du monde. Hélas ! je n'ignore pas combien peu je vous ai édifiés, vous et nos bons parents. Pardonnez-moi, je vous en prie, tout ce qui aurait pu vous paraître répréhensible ; je vais m'amender dès ce soir même, puisque ce soir nous commençons notre grande retraite qui doit durer jusqu'au jour de l'Immaculée Conception.

          Comme je ne suis pas un saint, mais que je veux le devenir, je vous prierai, mon bon et excellent frère, de me rendre un petit service de charité. Dites-moi, en toute simplicité, afin que je me corrige, ce qui vous aurait paru irrégulier dans ma conduite, et que les autres vous auraient fait observer, ce qui vous déplaît dans ma manière de parler et d'agir, ce qui me manquerait surtout pour traiter avec les hommes et leur faire le plus de bien possible. Pendant les huit jours que nous avons passés ensemble, bien des choses en moi vous auront choqué, mal édifié. C'est ce que vous devez me faire remarquer ; je vous serai très reconnaissant, et je dirai à votre intention un certain nombre de messes, en proportion du zèle que vous aurez mis à me montrer mes misères ; il ne faut pas, si le Ciel veut que nous nous revoyions encore, que vous les retrouviez en moi. "

          Cette monition qu'il sollicitait de son frère, sa sœur la lui faisait spontanément dans la première lettre qui suivit son départ pour Laon. Voici comment il l'en remercie :

" Laon, le 4 Novembre 1866.

Ma bien chère sœur,

          Dans quelques instant je vais commencer ma retraite ; je profite d'un moment de loisir pour te remercier de ta bonne lettre. De toutes celles que tu m'as écrites, c'est celle qui m'a fait le plus de bien. Voilà comment une sœur vraiment chrétienne doit parler à son frère. Pour te témoigner ma reconnaissance, je promets de dire la sainte messe à ton intention le 21 de ce mois, jour de la fête de la Présentation de la T.-S. Vierge. Tu auras la même récompense, et une plus considérable encore, toutes les fois que tu me rendras le même service.

          Tu me dis d'abord : " permets-moi de te faire remarquer que tu nous mènes un peu rudement. Les Pères Jésuites que je connais, font plus de visites et par conséquent donnent plus d'agréments que toi à leurs familles " ; Je l'avoue, ma chère sœur ; ce n'est pas qu'il n'y ait au fond de mon cœur l'amour le plus tendre pour vous tous ; mais je sens, comme toi, que durant les quelques jours que j'ai passés au milieu de ma famille, j'aurai dû vous témoigner cet amour en vous édifiant et en vous faisant du bien. C'est à quoi j'ai manqué hélas ! tu as donc bien raison de me dire que je vous mène un peu rudement, puisque je ne vous ai rien donné de ce que vous étiez en droit d'attendre. Les autres Pères, mes frères, n'en agissent pas de la sorte ; et c'est pour cela que les Supérieurs les laissent plus longtemps au sein de leurs familles.

          Tu ajoutes : " N'y avait-il pas quelque restriction dans ton esprit lorsque tu nous parlais de ta destination ? Tu nous assurais que tu resterais à Bordeaux, et nous apprenons que tu es à Laon. " Le vrai chrétien ne ment jamais, à plus forte raison le vrai jésuite ; mais si on me croyait capable d'une telle bassesse, on me jugerait bien. J'en fais d'autres des miennes ; il suffit de vivre quelques instant avec moi pour ne pas tarder à s'en apercevoir. J'en gémis assez moi-même devant Dieu. Je dois dire cependant, afin de rétablir la vérité, que pour l'affaire en question, à savoir si je resterais à Bordeaux ou non, j'ai déclaré la chose comme si je la savais, sans avoir l'intention de faire la moindre réticence.

          Enfin tu as écrit ces paroles bien significatives : " Au lieu de m'apporter le bonheur, ta visite m'a causé la plus grande peine, à cause des déchirements de la séparation et des douleurs qui l'ont suivie. " Je n'en suis pas étonné ; il en est ainsi de toutes les visites qui se font dans le monde, et selon le monde. L'auteur de l'Imitation de J.-C. l'a dit après un ancien : toutes les fois qu'on va au milieu des hommes, on en revient moins homme, c'est-à-dire avec une déperdition de vertu. Je vous ai visités comme homme et non pas comme saint ; j'ai plus suivi la voix de la chair et du sang que celle de l'esprit et de la vertu. Voilà pourquoi en vous quittant je vous ai laissés tristes et désolés. Il n'en fut pas de même de N.-S. montant au ciel et disant un adieu définitif à ses chers disciples. L'Evangile nous rapporte qu'après l'avoir perdu sur la terre ils s'en retournèrent à Jérusalem, remplis de la plus grande joie. D'où il faut tirer cette conclusion : il n'est pas opportun ni pour vous ni pour moi que je revienne vous voir si mes dispositions pour le bien et la vertu ne changent pas.

          C'est une bonne leçon que, sans le vouloir, tu me donnes de la manière la plus éloquente. Je t'aimais déjà, je t'aime bien plus encore aujourd'hui. Merci, encore une fois merci ! Priez tous pour moi ; et tous ensemble aidez-moi à devenir un saint. "

          Adieu ! je t'embrasse avec un cœur plein d'affection et de reconnaissance.

F. Barbe, s. j. "

          Avec ces dispositions, cette humilité profonde, ce désir immense d'arriver à la sainteté, que ne pouvait-on pas attendre de cette série d'exercices qui ont élevé tant d'âmes à d'incomparables hauteurs ? Le résultat dut en être excellent, puisque le P. Barbe est obligé de reconnaître qu'il a entassé dans ses mains des trésors de sainteté et de vertu proportionnés à sa générosité et à son dévouement, qu'il a pris la résolution de mener à l'avenir une vie plus exemplaire et plus édifiante ; il redoute d'ailleurs le compte terrible qu'il aurait à rendre à Dieu s'il abusait des grâces extraordinaires qu'il a reçues, s'il compromettait les intérêts des âmes qu'il est destiné à sauver, si les fruits de sanctification produits en lui par la divine Bonté ne se conservaient pas dans son cœur.

          A Laon, comme à Toulouse, à Saint-Afrique et à Vals, le P. Barbe jouit du plus complet bonheur ; il trouve ses délices à vivre dans la plus édifiante des communautés, au milieu des frères qui ne cessent de lui donner l'exemple des plus belles vertus, qui portent sur leurs fronts la joie la plus pure, et dans leurs cœurs la charité la plus franche ; il lui semble, en vivant au milieu d'eux, voir renaître les temps de la primitive Eglise, et bien souvent il trouve sur ses lèvres la parole qui tombait de la bouche des Apôtres au sommet de la montagne de la Transfiguration : il fait bon ici. Dans sa nouvelle résidence comme partout ailleurs, le P. Barbe put satisfaire sa tendre dévotion envers Marie ; le voisinage du fameux sanctuaire de Notre-Dame de Liesse devait le servir à souhait. Il aimait tant la Sainte-Vierge qu'il regardait comme une bonne fortune de pouvoir aller s'agenouiller souvent dans une chapelle où les prodiges les plus éclatants marquent la prédilection qu'elle y attache. Il venait y prier toutes les fois que l'obéissance le lui permettait. Ce fut au mois de novembre 1866 qu'il y accomplit son premier pèlerinage ; il partait de Laon vers 4 heures du matin, en compagnie de quelques Pères, par un brouillard affreux et très froid, de telle sorte qu'à son arrivée à Liesse sa soutane était toute blanche et comme dentelé de frimas…Pendant la journée le temps se radoucit et le brouillard du matin se convertit en une eau abondante qui couvrit les chemins de boue. Le pieux pèlerin revint à Laon vers le soir, après trois heures de marche, trempé jusqu'aux os, et pourtant très heureux parce qu'il lui semblait que Marie permettait ce petit contre-temps, pour éprouver sa patience.

          D’autres fois il se rendait au célèbre sanctuaire pour aider dans leurs travaux apostoliques ceux à qui la garde en était confiée, ou allait deux fois la semaine à la cathédrale de Laon pour y enseigner le catéchisme aux petites filles qui se préparaient à la première communion ; mais ce n’était que par exception qu’il exerçait les fonctions du saint ministère, non pas que les occasions lui fissent défaut, mais parce qu’il ne pouvait s ‘en occuper sans nuire considérablement au travail qu’il avait entrepris durant l’année exclusivement consacrée à sa sanctification personnelle.

          Le troisième an de probation passa bien vite, et ce ne fut pas sans une profonde émotion que le fervent religieux vit arriver le moment où il devait quitter sans retour sa douce et bien-aimée solitude, cette chère maison où il trouvait ses délices. Quelques jours avant de lui faire ses adieux, il dut écrire à sa famille, pour lui apprendre que les vœux qu’il formait depuis longtemps allaient enfin se réaliser, et que ses Supérieurs l’envoyaient comme missionnaire dans les petites îles voisines de la Grande Terre de Madagascar.

          Cette douloureuse nouvelle atterra ses parents ; ils savaient bien quels étaient ses projets, et que jamais il ne consentirait à revenir sur sa décision, mais lorsque l’heure fut venue pour eux de consommer le sacrifice, l’épreuve fut terrible, et pendant de longs jours les larmes ne cessèrent de tomber de tous les yeux. Redoutant les déchirements de la séparation, ils se demandaient s’il ne valait pas mieux, pour le bien de tous, sacrifier les joies d’un nouveau retour qui devaient inévitablement être suivies de douleurs sans nom. Le père tenait absolument à venir faire ses derniers adieux, et il demanda à Saint-Joseph de l’aider dans la réalisation de ses plans. Il fut victorieux dans la lutte, et le 14 mars 1867, après avoir quitté Laon et fait une visite au berceau de saint Ignace de Loyola, il faisait son entrée à Doazit.

          Les saints, partout où ils passent, laissent derrière eux la bonne odeur de leurs vertus ; il ne pouvait en être autrement du P. Barbe, qui dans l’espace d’un an avait fait d’étonnants progrès dans la perfection, et exerçait autour de tous ceux qui l’approchait l’irrésistible influence de sa tendre et communicative piété. Toujours gai, toujours souriant, il consolait sa famille affligée, qui ne cessait de verser des larmes dans la perspective de la pénible séparation qui l’attendait, et toujours il dirigeait les regards et les cœurs vers le ciel ; c’est là que nous nous retrouverons tous, disait-il sans cesse à ceux qui lui parlaient de la résolution qu’il avait prise d’aller évangéliser les peuples infidèles.

          M. le Curé de Doazit voulut que le dimanche qui précéda son départ, il fit du haut de la chaire ses adieux à sa paroisse. Nous n’oublierons jamais ce moment solennel, ces accents plein d’éloquence toute apostolique, qui nous donnèrent pour le futur missionnaire l’espérance des plus beaux succès. Quel amour pour les âmes ! et comme tout dans l’expression de son visage, de sa voix et de ses gestes, faisait voir qu’il était prêt, à l’exemple de saint-Paul, à tout donner et à se donner lui-même pour elles ! Son langage trouva bien vite le chemin des cœurs, et dans un moment on n’entendit plus que des sanglots, et tous les yeux se remplirent de larmes. Nous avons encore présente devant nous cette scène attendrissante, et nous en connaissons qui entendant les paroles pleines de feu de l’apôtre attendu par les malgaches, jurèrent de se consacrer, eux aussi, au salut de ces âmes que l’orateur sacré faisait voir si belles et si précieuses au Cœur du Seigneur.

          Ah ! qu’il devait donc les aimer, ces âmes, pour avoir le courage de s’arracher le lendemain, à cause d’elles, des bras de ses parents assurés de ne plus le revoir sur terre ! Le moment fatal approchait, et on le voyait venir avec une appréhension facile à comprendre. Le Père mesura d’avance la profondeur des blessures qu’il allait faire à ces cœurs amis, et l’émotion qu’il allait lui-même éprouver, et pour ménager les uns et les autres, il eut le courage immédiatement après sa messe , de s’en aller à la dérobée, et sans rentrer dans sa famille, attendre à deux kilomètres du village la voiture qui devait l’emporter.

          Nous renonçons à décrire la scène déchirante qui eut lieu et la douleur qui éclata lorsque celui que le missionnaire avait mis dans sa confidence vint dire à tous les parents réunis pour les adieux : n’attendez pas le Père, il est parti ; il vous donne rendez-vous au ciel.

          Il était parti en effet, mais quelles angoisses !… il faudrait avoir connu son cœur pour les comprendre. Il en trahit lui-même le secret dans une lettre qu’il écrivait de Marseille au moment de s ‘embarquer. On nous en voudrait de ne pas la citer textuellement ; la voici telle qu’elle fut rédigée par la plume du missionnaire :

 

" Marseille, le 7 avril 1867. 

           Mes biens chers parents,

 Avant tout, laissez-moi vous remercier des attentions tout exceptionnelles que vous avez eues pour  moi durant  mon séjour à Doazit ; vous avez fait plus que je ne méritais. Je prie le Ciel de vous récompenser de tant de charité ; pour moi, je n’oublierai jamais toute la reconnaissance que je vous dois.

          Merci de la bonne pensée que vous avez eue de m’écrire avant mon départ de France ; je tenais beaucoup en effet à savoir comment vous aviez interprété ma façon un peu étrange de vous faire mes derniers adieux. Quel sacrifice pour moi de partir sans vous embrasser, surtout sans embrasser ma pauvre vieille mère ! Mais je craignais et avec raison que cette dernière séparation ne fût trop cruelle pour les uns et les autres. Nous avons eu le plaisir de nous trouver ensemble pendant quelques jours, et Dieu a été assez bon pour nous épargner à tous ce qu’il y avait de plus pénible dans le sacrifice que nous lui faisions si généreusement.

          Si vous saviez tout ce qui s’est passé en moi durant les derniers instants que je suis resté à Doazit ! Vers la fin de ma messe, pendant laquelle vous avez été vous-mêmes si agités, je me suis senti tellement ému que j’ai vu le moment où je ne pourrais pas achever le Saint Sacrifice ; un saisissement général s’est emparé de moi ; mon cœur battait avec force et des larmes abondantes voulaient s’échapper de mes yeux ; je n’y voyais plus et j’avais de la peine à articuler quelques paroles. La grâce d’en haut m’a cependant soutenu, ce qui n’a pas empêché la même émotion de se reproduire pendant mon action de grâces. Je me suis enfin mis en route, après m’être recommandé à Jésus, Marie et Joseph, aux saints Anges du lieu, aux âmes si chères du Purgatoire, pour que rien ne transpirât de ma pieuse fraude. Afin de faire diversion aux pensées si attendrissantes qui m’obsédaient, j’ai récité mon chapelet. En passant devant le cimetière, je me suis arrêté devant la tombe de notre vénéré père ; j’ai récité plutôt de cœur que de bouche un De Profundis pour le repos de son âme et pour tous ceux qui dorment dans ce champ des morts. Sur ces entrefaites, la voiture est venue me rejoindre. Le voyage n’a pas été gai, bien s’en faut ; j’étais calme néanmoins, résigné, et même content. Dieu m’a soutenu, Marie était avec moi, et le bon saint Joseph m’assistait de sa puissante protection. Le moment le plus pénible a été celui où j’ai embrassé à la gare de Grenade mon frère Grégoire, et mes deux neveux qui m’avaient accompagné, Gomer et Isidore. "

          A midi le P. Barbe arrivait à Aire, et trouvait auprès des Pères Jésuites le plus fraternel accueil ; il allait ensuite rendre visite à l’abbé de Capdeville, son ancien supérieur du petit séminaire, et au vénérable M. Loussan, son surveillant d’autrefois. L’un et l’autre se jetèrent avec bonheur dans ses bras et lui demandèrent sa bénédiction.

          Le lendemain il se rendait à Lourdes, et passa dans ces lieux " encore tout embaumés de la présence de Marie, deux journées délicieuses dont il devait garder pendant toute sa vie un impérissable souvenir. " Il partagea son temps entre la grotte bien-aimée, le confessionnal et la chaire, et quand il quitta ce sol béni que ses pied ne devaient plus fouler, son cœur fut en proie à des déchirements cruels manifestés par les larmes qui tombèrent de ses yeux.

          Il prit immédiatement la route de Toulouse et ses supérieurs le gardèrent près deux pendant une semaine entière. Là il trouva encore l’occasion d’exercer son zèle, et quatre fois il prit la parole devant des auditoires pieux et relativement considérables. La première fois il s ‘adressa aux enfants aveugles et à leurs généreuses protectrices. La messe lui fut servie –détail touchant !- par deux de ces petits infortunés, et quand il fut au moment de partir, il prit plaisir à les voir lire et écrire, chanter et jouer ; il emporta même un compliment composé pour lui et débité par une jeune personne aveugle âgée de 18 ans. La seconde fois qu’il parla ce fut à la prison militaire, devant une centaine de détenus dont l’étonnement fut grand , et dont l’émotion provoqua la sienne. La troisième fois il eut pour auditrices un certain nombre de dames pieuses réunies en association. L’une d’elles, après l’avoir entendu, pleura pendant toute une journée et lui remit une abondante aumône pour sa Mission. Enfin il fut invité à dire la messe dans un couvent, et à adresser quelques paroles aux religieuses et à leurs élèves ; elles se dépouillèrent spontanément de tous leurs objets de piété et lui en firent don.

          Après un dernier pèlerinage au tombeau de sainte Germaine de Pibrac, il quitta Toulouse le 5 avril ; le R. P. Provincial, et le P. Recteur de la Résidence, voulurent bien l’accompagner jusqu’à Castelnaudary. Il séjourna quelques heures à Montpellier et à Nîmes, et arriva enfin à Marseille, visiblement guidé et soutenu par la main de Dieu.

          Son premier soin fut d’aller se jeter aux pieds de N.-D. de la Garde et de se recommander à sa protection ; car le lendemain il devait entreprendre sa longue et pénible traversée.

          Qui nous dira ce qui se passa dans son cœur si aimant lorsqu’il sentit les premiers ébranlements du navire qui devait le porter aux plages étrangères rêvées par son cœur d’apôtre, et que les rivages de la France disparurent à ses yeux ? " Qu’ai-je éprouvé, s’écrie-t-il lui-même dans la première lettre qu’il nous écrit de Saint-Denis à la date du 10 mai, lorsque j’ai été sur le point de quitter le sol de la Patrie ? C’est une émotion indéfinissable. Cependant la grâce ne fait pas défaut. A tous les autres sacrifices on joint encore celui-là. Dieu se charge de compter, et rien ne sera perdu, car on traite avec un père bon et généreux. A 3 heures, on lève l’ancre, la machine à vapeur fait entendre ses mugissements, le signal est donné, on part…Adieu France !… adieu mon pays !… adieu parents bien-aimés !…au revoir au ciel !… "

          Qu’on dise maintenant, si on en a le courage, que la religion tarit la source des affections, et qu’en s’attachant à Dieu, on cesse d’aimer sa famille et sa Patrie !


Chapitre VI

La Mission de Nossi-Bé.

          Le cœur du P. Barbe subit un vrai martyre lorsqu’il vit se briser les liens qui l’attachaient à la terre natale, et qu’il n’avait jamais trouvés si forts que lorsque le moment fut venu pour lui de les rompre pour jamais. Le corps dut aussi avoir sa part. A deux reprises différentes le mal de mer lui fit sentir ses atteintes et le fatigua beaucoup près d’Aden et des Seychelles. Le Père nous dit bien qu’il lui semble avoir été traité avec ménagement et qu’il aurait pu être plus tourmenté ; mais nous savons ce que ce langage signifie dans sa bouche ; nous savons qu’à Mossi-Bé, lorsqu’un climat meurtrier l’amènera aux bord de la tombe, il gardera le silence, et ses supérieurs effrayés de son état seront obligés de le rappeler sous le ciel plus clément de l’île de la Réunion ; nous savons qu’à Madagascar, après avoir été en proie aux tortures de la faim, il en oubliera les horreurs pour ne penser qu’à remercier Dieu dont la main l’a sauvé ; nous savons qu’à Tamatave, trois jours avant de rendre son dernier soupir, le sourire passera sur ses lèvres déjà touchées et décolorées par le doigt de la mort. Ainsi font les hommes de Dieu ; ils souffrent, et à l’exemple de leur divin Maître, ils n’ouvrent pas la bouche pour se plaindre.

          Le 4 mai 1867, le P. Barbe abordait à Saint-Denis. Le P. Supérieur de la Mission, le P. Recteur du collège et le P. Ministre vinrent le recevoir à l’entrée du port, et l’amenèrent à la Résidence. Le lendemain il apprenait officiellement que sous peu de jours il allait partir pour Nossi-Bé. " Je vous laisse à penser, écrit-il à ses parents, quelle dut être ma joie en apprenant cette heureuse nouvelle. J’étais réellement privilégié ; car aucun Père arrivant de France n’entre en Mission qu’après deux ou trois ans. Saint joseph, à qui j’avais confié mon avenir, s’entend parfaitement à arranger toutes choses. "

          Le samedi 11 mai il s’embarquait sur le Maurice, navire marchand en partance pour Nossi-Bé ; l’équipage se composait d’une vingtaine de passagers, parmi lesquels une sœur de saint Joseph de Cluny, se rendant à Mayotte, quelques employés du gouvernement, et plusieurs commerçant, chercheurs d’aventures et surtout de fortune. La mer était agitée ; le vent violent, mais favorable, en sorte qu’ils purent immédiatement prendre le large. Ils ne tardèrent pas à arriver en face des côtes Est de Madagascar, qu’ils devaient ensuite avoir toujours en vue. Tout – à – coup le calme le plus plat se fait autour d’eux et les oblige à demeurer à peu près stationnaires pendant l’espace de deux jours et de deux nuits. Le vendredi ils mouillaient en face de Manoro ; ils y laissaient une famille Hova, dont le chef, homme très riche né d’un français et d’une Malgache, invita le Père et le capitaine à descendre à terre pour souper et passer la nuit dans sa case. La proposition fut acceptée. Des pirogues furent aussitôt expédiées et quelques instants après, le P. Barbe, au comble de ses vœux, foulait pour la première fois cette terre de Madagascar objet de ses plus ardents désirs. Son cœur battit avec force et des larmes tombèrent de ses yeux lorsqu’il baisa ce sol étranger qui devenait pour lui une seconde Patrie, et le théâtre de ses travaux apostoliques. Il fut princièrement traité par le Hova, qui le combla d’honneurs ; il baptisa deux petits enfants, et bénit la maison nouvellement construite de celui qui le recevait si cordialement ; ce furent les prémices de son ministère à Madagascar. M. Fourbon, tel était le nom de son hôte, ne savait comment lui témoigner sa reconnaissance ; il lui donna, comme récompense, une petite calotte malgache et une grande quantité de café. Le bon Père, après cette prise de possession, s’arracha avec peine à cette terre qu’il aimait déjà et où il aurait volontiers fixé sa tente ; mais Nossi-Bé l’attendait ; le 18, il en reprenait le chemin, et le 25, après la plus heureuse des navigations, il entrait à Hell-Ville.

          Nossi-Bé (nossi île, grande) est une île assez considérable, au Nord-Ouest de la grande terre de Madagascar dont elle n’est séparée que par un bras de mer de trois à quatre lieues de largeur ; elle s’appelle la grande île parce qu’elle est en effet plus étendue que la multitude d’îlots qui l’entourent. Vers 1842 elle s’est donnée à la France ; depuis ce temps elle est gouvernée par une administration toute française ; elle a un commandant civil, un commandant militaire, un intendant général, un docteur en médecine et un juge.

          La Mission catholique a près de 40 ans d’existence dans ces contrées ; elle a été créée par les Pères Jésuites qui, à cause du malheur des temps, l’ont cédée il y a quelques mois à peine aux Pères du Saint-Esprit. Elle a eu plusieurs phases diverses ; deux fois elle a semblé prospérer ; deux fois aussi elle a été presque réduite à néant. Au moment où le P. Barbe y fut envoyé, elle semblait se relever un peu, et elle comptait un excellent noyau de catholiques parmi les Malgaches eux-mêmes. Les blancs qui sont dans ces parages donnent en général peu de consolations aux missionnaires ; ils songent avant tout à conserver leur position administrative, à faire valoir leurs propriétés qui consistent en de vastes plaines de cannes à sucre et en plants de café, à exercer le commerce des toiles, de l’épicerie et surtout de liqueurs enivrantes qui, à Madagascar comme partout ailleurs, sont la source des plus grands désordres.

          Les indigènes sont presque tous de la race des Sakalaves, qui ont soutenu vaillamment leur indépendance contre les Hovas aujourd’hui régnant à Madagascar. Ils sont disséminés dans l’île au nombre de dix mille environ, et sont pour la plupart païens ou sectateurs de Mahomet ; leur conversion au catholicisme est très difficile, et chacune prise individuellement demande un prodige de grâces. Ce n’est pas qu’ils tiennent à leur religion ; ils n’en ont aucune ; ils ne connaissent que quelques pratiques superstitieuses et ridicules. Hommes sans énergie, nonchalants et paresseux, ils ont une horreur profonde pour tout ce qui nécessite un peu de peine, et ils trouvent qu’apprendre la Prière des chrétiens demande du travail et de l’assiduité. Ils se fatiguent bientôt et abandonnent sans aucun regret l’œuvre entreprise. Le jour où l’on ouvre dans un village une nouvelle chapelle, l’enceinte en est trop étroite pour la multitude qui s’y presse ; peu à peu la foule diminue et le missionnaire finit par se trouver seul avec quelques personnes sur lesquelles Dieu semble avoir des desseins tout particuliers de miséricorde.

          Et puis, la doctrine catholique n’impose-t-elle pas à la nature de pénibles sacrifices ? Les Malgaches n’ont jamais suivi dans leur conduite que leurs instincts les plus grossiers ; une parole surtout les épouvante ; c’est celle qui tomba un jour des livres de N.-S. et du disciple qu’il aimait : Bienheureux les cœurs purs ! le ciel leur est réservé ; rien d’impur n’entrera jamais dans le royaume des cieux.

          Tels étaient les hommes auxquels le P. Barbe venait porter la Bonne Nouvelle. Son premier soin, pour se mettre en rapport avec eux, fut d’apprendre leur langue, entreprise pénible qui demanda plusieurs mois de travail persévérant et d’application soutenue. Le malgache a un idiome tout différent de celui qu’on trouve chez les anciens et les modernes ; l’étranger qui veut être initié à ses secrets doit apprendre chaque mot l’un après l’autre, se faire aux constructions, et surtout, chose très difficile, exercer son oreille à la manière dont parlent les naturels du pays.

          Le P. Barbe se mit résolument à l’œuvre, et après six mois d’exercice il s’exprimait de manière à être parfaitement compris. C’est alors qu’il entre dans la réalité de sa vie d’apôtre, qu’il se dépense tout entier pour le salut de ses frères, qu’il se fait tout à tous, pour les gagner tous à Jésus-Christ.

          Veut-on avoir maintenant un aperçu de sa vie de missionnaire ? Il nous le donne lui-même dans une lettre adressée à sa sœur. Nous la citons intégralement.

 

Nossi-Bé, le 8 mars 1868.

          Ma bonne et bien chère sœur,

 

          Que la poste est une admirable invention, et que Dieu en nous en ménageant les ressources se montre plein de charité à notre égard ! Il nous permet de nous entretenir ensemble de temps en temps ici-bas, en attendant que nous puissions le faire là-haut tout à notre aise et sans discontinuer. C’est alors que nous serons heureux ! Encore quelques jours et nous y sommes !

          Puisqu’il nous est permis de causer par lettre, causons donc fraternellement et sans cérémonie. Pour procéder avec ordre, je vais tâcher de répondre aux quelques questions que tu me poses.

          Avant tout, il faut que tu saches quelle dénomination on a donnée à la Mission de Madagascar ; on l’a nommée la mission des fièvres, de l’épreuve et de la souffrance : la mission des fièvres parce que tous ceux qui habitent ces contrées tropicale et malsaines y sont plus ou moins sujets ; la mission de l’épreuve parce que les conversions y sont peu nombreuses et qu’on a toutes les peines du monde à conserver dans la bonne voie les personnes déjà converties ; la mission de la souffrance, parce que nous ne nous trouvons jamais ou presque jamais dans un état de santé parfaite.

          Mes occupations sont diverses ; cependant je ne travaille pas encore comme je l’espère le faire dans la suite. Je trouve qu’on me ménage beaucoup ; mais on a besoin de prendre tant de précautions, surtout au commencement, pour ne pas tomber malade ! Voici donc à peu près ce que je fais : tous les jour, étude sérieuse de la langue malgache pendant un temps plus ou moins considérable. Je suis aussi spécialement chargé de la haute surveillance des enfants ; il sont au nombre de 80 environ, dont 60 pensionnaires, restant toujours avec nous. Ce ministère, tout humble et tout ingrat qu’il paraisse, est cependant un des plus utiles et des plus important pour la Mission. Chaque semaine je prêche deux fois en français, le samedi soir et le dimanche matin ; deux fois aussi je vais faire le catéchisme dans ma chapelle de Saint-Joseph d’Ambodivanio ; enfin le jeudi et le dimanche j’instruit les élèves des Sœurs, qui ont en ce moment une école florissante. Si à cela tu ajoutes quelques excursions dans les villages païens, quelques confessions, quelques sacrements administrés, tu auras, ma chère sœur, une idée assez exacte de mes petits travaux apostoliques.

          Ta seconde question est celle-ci : " De quoi est composé ton modeste presbytère ? " Pendant longtemps les Missionnaires ont habité des cases ayant pour murailles des bâtons placés les uns à côté des autres, et pour toit quelques grandes feuilles prises dans la forêt. Le plancher consistait en une écorce d’arbre ; c’est d’ailleurs le seul genre de construction connu parmi les indigènes. Aujourd’hui nous avons un presbytère avec des murailles et des fenêtres, comme en France ; seulement le toit est encore en feuille, de telle sorte que pendant la saison des pluies la maison fait eau de toutes parts. Sauf cet inconvénient, nous nous trouvons encore assez à l’aise dans notre habitation. Pas de luxe, non ; pas trop de propreté même ; tous les murs portent la marque de la pluie qui a coulé avec abondance. Comme le gouvernement français a fait bâtir notre établissement, c’est lui aussi qui se charge de l’entretenir et de l’approprier. Nous sommes donc obligés de passer par toutes les formalités administratives avant d’obtenir ce qui nous est nécessaire : cela va fort lentement, et pas toujours au gré de nos désirs. Mais si les missionnaires ne souffraient pas un peu, quel bien feraient-ils aux âmes ? Combien qui sont plus pauvres et plus malheureux autour de nous ?

          En troisième lieu, tu veux savoir quelle est notre nourriture ici. Dieu, sur ce point, nous traite encore mieux que nous ne le méritons, tu vas en juger toi-même. Nous avons dans le pays presque toutes les productions nécessaires à notre subsistance : il n’y manque que le pain et le vin. Ceux qui sont riches peuvent s’en procurer ; on apporte de la farine plus ou moins avariée, et du vin de toutes sortes, même des meilleurs crus, s’il faut s’en rapporter aux étiquettes. Voici donc les productions de Madagascar et de Nossi-Bé en particulier : café excellent, sucre non raffiné et tiré des cannes du pays, riz en abondance et qui tient lieu de pain pour la plupart des habitants, beaucoup de poisson, bœuf renommé, volailles de toute espèce, tous les fruits des pays tropicaux, comme mangues, citrons et bananes. Les légumes n’y sont pas trop nombreux ; les Européens ont bien cherché à les naturaliser sur ce sol ; mais après avoir bien poussé une première fois ils s’abâtardissent ensuite, et ne peuvent plus se reproduire ; il faut pour cela de nouvelles semences venues d’ailleurs. En somme, on peut vivre ici sans trop de difficultés ; malheureusement les estomacs refusent de temps en temps toute nourriture. Par bonheur, l’homme ne vit pas seulement de pain, et si parfois le corps éprouve quelques souffrances, l’âme en est d’autant plus consolée.

          Un mot en terminant sur ma petite chapelle de Saint – Joseph d’Ambodivanio, (an au, body pied, vanio du cocotier), village au pied du cocotier. Il faut que je te dise qu’elle est terminée depuis longtemps ; il n’a pas fallu plus de huit jours pour cela. Elle est faite comme toutes les cases malgaches, et je t’ai dit plus haut comment elles sont construites. Voici tout son ameublement : 18 bancs plus ou moins bien travaillés, pour y faire asseoir mes auditeurs, un bénitier en coquillage au-dessus duquel se trouve une image du crucifiement ; au milieu de la chapelle, deux autres gravures représentant, l’une la mort, l’autre Dieu donnant la Loi à Moïse ; l’autel, c’est-à-dire quatre pieux plantés en terre, ayant pour entablement quatre planches plus ou moins bien jointes, une petite statue de la Sainte Vierge, une autre de saint Joseph, un crucifix en image, enfin deux images du Cœur de Jésus et de Marie ; pas autre chose.

          Tu as là, ma bonne sœur, l’énumération complète de tout ce que je possède à saint Joseph d’Ambodivanio ; maintenant, mets-toi en face de la sacristie de Tilh et de ses magnifiques autels, et faisant la comparaison, vois ce qui peut me manquer…..

          Adieu ! je t’embrasse avec effusion dans les Saints Cœurs de Jésus et de Marie.

          Ton frère qui t’aime bien tendrement,

F. Barbe, s. j. "

 

          En même temps qu’il nous fait connaître les occupations qui se partagent son temps, le P. Barbe nous donne dans cette lettre le programme de chacune de ses journées, et ce programme il le suivra point par point, sans presque jamais s’en écarter, pendant les quatre ans qu’il passera à Hell-Ville.

          Le soin des enfants, et surtout des enfants malades, sera l’objet de ses préoccupations ; s’il peut leur administrer le baptême avant leur dernier soupir, n’aura-t-il pas gagné leurs âmes à Dieu ? Mais ce n’est qu’au prix de difficultés inouïes qu’il pourra arriver jusqu’à eux ; car c’est un préjugé à Madagascar que si un prêtre catholique voit un malade et lui parle, cet infortuné est infailliblement condamné à mourir. Aussi, non seulement le missionnaire n’est pas admis à le visiter, mais encore on le lui cache, on le fait disparaître ; et s’il demande de ses nouvelles, on lui répond effrontément qu’il s’en est allé bien loin, et le plus souvent il n’est qu’à trois ou quatre pas, blotti dans un coin de la case. Si le missionnaire ne trouve pas alors le moyen de pénétrer jusqu’à lui, c’en est fait de son âme. Quel malheur et quel chagrin pour le cœur du prêtre de Jésus-Christ ! car si dans ces parages étrangers il lui était donné de pouvoir librement assister tous ceux qui passent de ce monde à l’autre, il ferait une si belle moisson d’élus pour le ciel !

          Aux épreuves morales que causait au cœur du P. Barbe la vue de l’inefficacité de ses efforts, virent s’ajouter les souffrances corporelles. La fièvre qui règne en maîtresse sur les îles lui fit sentir ses atteintes, et voici à quelle occasion :

          " Le 23 août 1868, écrit le P. Barbe, je me rendais à ma chapelle d’Ambodivanio. Pour y arriver, il faut traverser un petit bras de mer qui, à la marée descendante, est presque à sec ; ordinairement je me sers d’une pirogue, mais ce jour-là la chose était impossible ; il n’y avait pas assez d’eau pour aller en barque, et il y en avait trop pour que je puisse passer à pied sec. J’étais donc dans un grand embarras, d’autant plus que je me trouvais en retard. O bonne Providence ! voilà que tout-à-coup se présente devant moi un noir du pays, homme fort et vigoureux ; je lui demande de vouloir bien me transporter de l’autre côté de la rive sur son dos. Il y consent de bonne grâce ; les enfants seuls dans notre pays de France connaissent cette manière de voyager ; de fait ici nous nous trouvons au milieu d’un peuple d’enfants. Ne riez pas trop de voir un missionnaire en cet équipage. Tout irait pour le mieux si une petite mésaventure ne m’attendait durant le trajet. L’espace à parcourir dans l’eau et dans la vase était de 15 mètres environ ; déjà mon porteur avait fait quelques pas, lorsque sans s’en douter il pose le pied dans un trou assez profond ; le poids qui surchargeait ses épaules lui fait perdre l’équilibre, il s’abat et me jette avec lui au beau milieu de l’eau. Je me relève tranquillement et j’arrive seul de l’autre côté ; mon porteur ne semble guère ému ; pas un mot ne s’échappe de sa bouche ; c’est à peine s’il me regarde, et après s’être un peu débarbouillé lui-même il poursuit son chemin, et onques plus je ne l’ai rencontré. Pour moi, j’exprime l’eau de mes bas et de ma soutane ; pendant ce temps, mes souliers sèchent au soleil, et puis j’arrive comme si rien n’était à la chapelle de saint Joseph.

          Ce jour-là avait lieu l’enterrement d’une femme chrétienne appartenant à une des plus grandes familles du pays, et la foule était considérable. La vue de cette multitude me rend éloquent ; je fais en malgache un sermon comme je n’en avais jamais fait ; ensuite je commence le catéchisme qui dure environ une heure, de telle sorte que je ne rentre au presbytère que vers le soir, mes habits étaient à peu près secs, et je ne sentais aucune indisposition. Quelques jours se passent ; je puis vaquer à mes occupations ordinaires, sans éprouver autre chose qu’un petit malaise inaccoutumé. Le dimanche, huit jours après mon accident, je dis la messe, je prêche, je fais le catéchisme ; vers deux heures de l’après-midi, ma tête est prise pour tout de bon : c’était le symptôme de la fièvre. Elle est venue en effet et aurait pu me causer la mort, les exemples en sont de tous les jour. Dieu ne m’a pas encore trouvé digne du Ciel. "

          Un peu plus tard, car c ‘était vers la fin de son séjour à Nossi-Bé, le P. Barbe faisait une excursion à la Grande Terre de Madagascar. Nous n’hésitons pas à lui en emprunter le récit ; il nous fera connaître les mœurs du pays où ses Supérieurs, par égard pour sa santé affaiblie et le plus grand bien des âmes, ne devaient pas tarder à l’envoyer.

          " Ma campagne à la Grande terre, écrit-il à son frère le 9 juin 1870, a duré cinq jours ; j’ai passé deux jours en pirogue et trois jours sur les côtes ; ces côtes, je les ai parcourues sur une longueur de 15 à 20 lieues. J’ai d’abord accosté près d’un grand village, le plus considérable de tous ceux que j’ai vus ensuite. Le chef de ce village est un demi-frère d’un de nos bon chrétiens ; aussi ai-je été reçu avec tous les honneurs possibles. Introduit dans la case de ce chef, les personnages les plus marquants se sont réunis autour de moi, et après les compliments ordinaires qui sont partout les mêmes, on m’a offert le hasina ou présent des rois : il consistait en une espèce de crible, plein d’un riz blanc comme neige, et en deux poules d’assez belle apparence. Cela fait, on me conduit dans la case qui m’a été préparée ; puis chacun vient me rendre visite selon que son cœur ou ses intérêts l’y portent. On hume surtout l’odeur de mon dîner, qui cependant est bien modeste ; il y aura quelques invités. Les Européens ne se doutent pas de la voracité de ces sauvages ; malheur à eux s’ils ne se servent pas les premiers ! ils pourraient bien se contenter de regarder leurs convives.

          Fatigué du voyage, je me hâte vers le commencement de la nuit d’aller prendre mon repos. Hélas ! je n’avais pas fait attention qu’à cause de mon arrivée il y avait grande fête et grande réjouissance au village ; le bruit, le tapage, le vacarme, les hourras, les vociférations, les hurlements se prolongent bien avant dans la nuit. Enfin le calme se fait dans tout le village. Mais ne voilà-t-il pas qu’en ce moment deux ou trois hommes viennent se poser sur le seuil de ma porte ? et là, pendant toute la nuit, ils ne font que deviser et crier sans aucune interruption. Ces trois hommes étaient des gardes qu’on avait placés autour de ma case par honneur et aussi pour me défendre contre tout danger. Le lendemain je n’eus pas trop de peine à me réveiller ; je n’avais pas fermé l’œil. Au point du jour, je prépare l’autel pour dire la messe ; c’était la première fois qu’on la célébrait en ces lieux. Aussi la curiosité de ces braves gens était-elle piquée au suprême degré ; ils étaient fort nombreux, peut-être de deux à trois cents. Je commence le Saint Sacrifice ; après l’Evangile, prière et instruction. Vous dire l’attention avec laquelle on m’a écouté les deux fois que j’ai parlé, est impossible. Je ne sais l’effet réel qui aura été produit ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’on m’a prié, avant de partir, de venir me fixer au village, avec la promesse de me faire élever une case et une chapelle. Je pars après la messe et un maigre déjeuner, je vois beaucoup de village et beaucoup de monde, et partout ou presque partout je suis fort bien accueilli. Je dis presque partout, parce que j ‘ai été dans le village d’une certaine reine où ma présence à d’abord jeté l’alarme ; puis on s’est rassuré et on m’a rendu les honneurs plus grands que partout ailleurs. Le lendemain je me dirigeais du côté opposé et j ‘allais demander l’hospitalité à un roi, chrétien depuis quelque temps ; il a tout mis en œuvre pour me fêter d’une manière convenable. La messe a été célébrée avec beaucoup de solennité ; plusieurs chrétiens d’Hell-Ville se trouvait par hasard dans ce village ; ils ont prié et chanté ensemble ; les païens étaient fort contents ; et Dieu, j’ose le croire, aura été glorifié. Sans prendre beaucoup de repos, j’ai rayonné de côté et d’autre. Enfin, le cinquième jour est arrivé, et il a fallu rentrer au logis. Mais Dieu a voulu que j’eusse autre chose que de la joie dans ce voyage ; huit jours après j’étais pris par une courbature qui m’a fatigué ; puis est venu un fort rhume qui m’a donné un peu de fièvre. Au moment où je vous écrit me voilà rétabli et à la besogne comme à l’ordinaire. Priez et faites prier pour moi. "

          Après son expédition, le P. Barbe rentra à Hell-Ville ; pendant les quelques mois que l’obéissance devait l’y laisser encore, il s’employa de tout son pouvoir à affermir les œuvres qu’il avait entreprises et que son zèle et son dévouement faisaient prospérer, malgré les difficultés inouïes qui devaient en paralyser les efforts. Aussi, au moment de quitter le premier théâtre de son apostolat, pouvait-il s’arrêter à considérer avec bonheur les résultats acquis et le chemin parcouru par les âmes qui s’étaient montrées fidèles à recevoir sa direction.

          Aux dernières fêtes de Noël, sa pauvre église d’Ambodivanio était splendide ; l’autel étincelait de mille feux, une multitude de chrétiens se pressait à la sainte table, les chants étaient magnifiques et l’enthousiasme indescriptible ; le bon Père pleurait de joie à la vue de ce spectacle, et se croyait dans une des plus ferventes paroisses de France. Le mois de Marie était solennisé avec la plus grande pompe et suivi de la majorité des fidèles ; le mois de saint Joseph surtout se célébrait avec un éclat auquel on n’était pas habitué dans ces pays infidèles. " Chaque soir, écrivait le missionnaire, ma petite chapelle se remplit d’une foule considérable. Les deux chefs du village se sont sentis comme par enchantement saisis d’un saint zèle et d’un véritable enthousiasme ; ils allaient eux-mêmes dans les cases inviter tout le monde à la prière, et chose que je n’avais jamais vue, tous se faisaient un plaisir d’accourir avec empressement. R. P. Supérieur est venu le jour des rameaux présider notre réunion ; il a été émerveillé en voyant la bonne tenue et le nombre de mes paroissiens. Le lendemain, les Sœurs de saint Joseph, avec toutes leurs enfants, ont fait leur pèlerinage à Ambodivanio ; même concours et même recueillement que la veille de la part des gens du village ; aussi le mois de saint Joseph fera époque dans les annales de Nossi_Bé. Mes catéchismes sont suivis, mes instructions fréquentées et mes écoles prospères ; Dieu, en un mot, bénit visiblement mon ministère d’apôtre. "

          Hélas ! le travail excessif avait affaibli ses forces, et les attaques réitérées de la fièvre épuisé son corps ; ses Supérieurs le rappelèrent. Il quitta, le cœur brisé, ses chers chrétiens de Nossi-Bé ; mais afin de se consoler de sa légitime douleur, il pouvait répéter pour se l’appliquer à lui-même la parole du prophète royal : A mon arrivée dans cette terre, j’ai semé dans les larmes, et au moment de m’en éloigner pour jamais, je moissonne dans la joie.


Chapitre VII

Le P. Barbe à Madagascar

 

          Le P. Barbe nous annonça lui-même qu’il était appelé à une nouvelle destination ; voici la lettre qu’il écrivait à son frère pour le lui apprendre :

" En vue de Seychelles, 12 janvier 1871.

          Mon bien cher frère,

          Le Supérieur général de la Mission me mande à Saint-Denis ; j’ai quitté Nossi-Bé le 27 décembre. Le bateau qui doit me conduire aux Seychelles m’a fait passer à Mayotte, où je me suis arrêté une dizaine de jours. Nous en repartions le 7 janvier, et nous voici en vue des îles Seychelles. Là je vais prendre la Malle, qui m’amènera d’un trait à la Réunion.

          Jusqu’à l’heure nous avons fait bonne route ; nous n’avons eu que deux jours de grosse mer. Je n’entre dans aucun détail, je pourrai le faire plus tard ; pour le moment je dois me contenter de vous écrire en style télégraphique. Je me trouve encore sur notre petit navire de guerre la Surprise ; le roulis et le tangage m’empêchent de former les lettres, l’encre est mauvaise et refuse de sortir de la plume. Je griffonne ; pardonnez-moi.

          Il me semble que vous me demandez ce que je vais faire à la Réunion. Pour le moment je serais bien embarrassé de vous le dire ; cependant je crois qu’on veut d’abord me donner un peu de repos ; ensuite on m’enverra peut-être dans quelque point de la Mission. Depuis le mois de mai dernier il est vrai que j’ai eu quelques fièvres qui m’ont un peu affaibli ; mais après ces quelques jours de navigation on dirai que je n’ai jamais été malade. Ainsi, s’il faut s’en rapporter aux apparences, ma convalescence ne sera pas de longue durée… A quoi suis-je destiné ? Dieu le sait ! Cela dépendra des besoins de la Mission. On prétend que je pourrais bien aller à Tananarive ; n’en croyez rien jusqu’à ce que je vous l’annonce moi-même. "

          Vers le 15 janvier il arrivait à la Réunion. Il reprend lui-même son histoire, et voici en quels termes :

          " L’air pur de l’île exceptionnelle que j’habite n’a pas tardé à me rendre les forces et la santé ; je n’ai eu pendant deux mois que deux petits accès de fièvre tout-à-fait insignifiants, puisque je pouvais travailler, confesser, prêcher, et qu’on aurait pu dire que je n’avais jamais été malade. Tout-à-coup et s’en m’y attendre, je suis pris par un accès de fièvre jaune et je me trouve à deux doigts de la mort ; je fais par précaution ma confession générale et je me prépare à aller paraître devant Dieu ; mais Dieu pour cette fois s’est contenté de l’épreuve et n’a pas voulu m’appeler près de lui. Tout cela se passait pendant le mois de mars consacré à saint Joseph, mon patron de prédilection. Après un séjour de quatre semaines à l’hôpital militaire, soigné par d’habiles médecins et surtout par les excellentes Sœurs de saint Joseph, je me suis trouvé en pleine convalescence. "

          Rendu à la santé, le P. Barbe a la consolation de reprendre son œuvre. Un ordre de ses Supérieurs lui enjoint de partir pour la Grande Terre. Le 27 mai il prend le chemin de Madagascar.

          Le voyage le fatigua beaucoup et nous n’en sommes nullement surpris.

          Pour se transporter d’un lieu à un autre dans ces pays lointains, on se sert d’une espèce d’échelle qu’on appelle Filanzana, balançoire ; le voyageur s’assoit là-dessus sur un siège plus ou moins bien installé, les jambes pendantes. Quatre hommes vigoureux prennent ce brancard sur les épaules et marchent d’un pas rapide. Pendant quelques heures ce moyen de locomotion est supportable ; mais quand il doit durer plusieurs jours, il ne tarde pas à devenir ennuyeux. Les chemins sont comme on n’en voit pas dans tout autre pays, ou plutôt il n’y en a point. Et si encore pour refaire ses forces épuisées on avait une nourriture convenable ! mais il faut se contenter de ce qu’on trouve sur sa route, et c’est loin d’être ragoûtant ; on dort presque sur la terre nue, dans une case qui laisse le plus souvent passer le vent et la pluie ; cependant le missionnaire avance toujours, il est gai et il finit par arriver ; il oublie alors toutes les peines du voyage et ne songe qu’à remercier Dieu.

          Le P. Barbe s’arrêta à Andévorante, gros village où deux Pères avaient entrepris une Mission sans obtenir de grands résultats. Le cœur de notre apôtre se serra douloureusement à la vue du dénuement dont il fut le témoin ; pas d’église, pas de logement, pas de linge, pas de pain ; c’est la pauvreté portée à sa limite.

          " Ah ! vraiment, s’écriait-il dans une de ses lettres, si les Missionnaires ne se sauvent pas, je ne sais pour qui sera le ciel. "

          Après mille péripéties qu’il serait trop long d ‘énumérer, il entrait le 5 juillet dans la capitale de Madagascar. L’épreuve l’y attendait et il apprenait successivement à des intervalles très rapprochés la mort de son frère, soldat de France qui succomba à Posen aux souffrances de la captivité et aux rigueurs de l’exil, celle de sa sœur aînée et d’un de ses neveux. " Pauvre et bien-aimé frère ! s’écriait-il dans une lettre adressée à sa famille le 10 janvier 1872 ; Félix nous a donc quittés ! heureusement que les bons chrétiens ne se séparent pas pour toujours, nous le retrouverons dans une meilleure vie. Je dirai en changeant un peu les paroles : Non, il n’est pas possible que l’enfant d’une famille si chrétienne, et le frère de deux prêtres périsse ! Il était le plus jeune, et il nous a tous devancés dans la tombe. Nous ne tarderons pas à le suivre ; tenons nous prêts ! 

          Quelle peine j’ai éprouvée encore en apprenant la perte douloureuse de notre bonne sœur Marcelle ; je l’aimais d’une affection toute particulière… Bienheureux ceux qui meurent de la mort des justes ! que telle soit la nôtre ! que tous, membres d’une même famille, après avoir été séparés sur cette terre, nous nous retrouvions dans l’éternelle Patrie où l’on est heureux, et où l’on ne se quitte plus !

          Votre lettre ne me parle que de mort. Fiat ! le cantique a bien raison de dire : Nous passons comme une ombre vaine ; nous ne naissons que pour mourir. Mais j’aime à le croire, la mort de notre cher et regretté neveu, moissonné au printemps de la vie, aura été précieuse devant le Seigneur… Vous êtes tous comme morts pour moi, puisque je suis sûr de ne vous retrouver que dans l’éternelle Patrie, et cependant je me résigne avec amour à cet immense sacrifice. Disons tous ensemble : Que la volonté de Dieu soit faite ! "

          La croix a marqué la première étape du missionnaire courant vers la terre que la main de Dieu lui a montrée et les âmes qui l’attendent ; il peut donc avancer avec confiance : son ministère sera béni et son apostolat fécond en fruits de salut.

          Lorsque les hommes de Dieu s’en vont à la conquête des âmes sur la terre étrangère, ils ont besoin, au milieu des peines qu’ils rencontrent, de se rappeler pour ne pas perdre courage, la parole tombée un jour des lèvres du divin Maître : ne craignez pas ; confiance ! j’ai vaincu le monde, et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation des siècles.

          Les difficultés qui s’opposent en tous lieux à l’extension de l’Evangile sont peut être plus nombreuses à Madagascar que partout ailleurs, et elles viennent aux propagateurs de la Bonne Nouvelle de la part du gouvernement, du peuple, et surtout du protestantisme qui depuis de trop longues années a conquis droit de cité dans le pays.

          Un homme d’un grand sens et d’une grande intelligence a défini les malgaches un peuple d’esclaves, et cette définition paraît juste. La reine Ranavalo-Manjaka et son mari qui est premier ministre, donnent un ordre ; cet ordre est aussitôt transmis aux grands du royaume qui, sans aucune réclamation, le font passer à leurs sujets, et tous s’inclinent docilement devant la volonté de la Souveraine. Sans doute elle a, quoique protestante, porté un édit qui proclame la liberté pour chacun de passer, s’il le veut, au catholicisme ; mais quiconque connaît ces pays sera forcé d’avouer qu’il faut aux Hovas un véritable héroïsme pour embrasser une religion qui est en contradiction avec celle de leur reine. Et si encore les traités conclus avec la France étaient observés ! mais non. On fait bien en haut lieu les plus belles protestations d’impartialité et même de dévouement aux missionnaires ; mais lorsque le moment est venu de tenir parole, lorsqu’on sollicite l’intervention des grands pour obtenir la réparation d’une injustice ou une concession à laquelle tous indistinctement peuvent prétendre, on ne tarde pas à s’apercevoir de quel côté penche la balance, et de reconnaître qui celui qui le premier a eu l’audace d’affirmer que l’homme a reçu la parole pour dissimuler sa pensée a trouvé de l’écho jusque sur la terre lointaine Madagascar.

          Et puis, quel abîme de corruption le paganisme a creusé sous les pas de ces hommes ! La morale austère de l’Evangile, le détachement des biens de la terre, la nécessité de mener une vie pure les épouvantent, et leur indolence native, leur amour de l’or et du bien-être, leur sensualité les arrêterons lorsque la grâce sollicitera leurs âmes ; mille obstacles imprévus rendront leur conversion difficile, et mettront leur persévérance en péril. Le cœur de la plupart d’entre-eux est ouvert à toutes les passions et à toutes les erreurs, et ressemble parfaitement à ce terrain plein d’épines dont parle Notre-Seigneur, sur lequel tombe inutilement la bonne semence, parce que les sollicitudes de la vie et les jouissances matérielles viennent l’étouffer.

          L’ennemi est là d’ailleurs, et il a jeté l’ivraie à pleines mains dans le champ du Père de famille. Le protestantisme anglais a élu domicile et marche la tête haute à Madagascar depuis près de 60 ans ; les prédicants des diverses sectes, avec le fanatisme qui les distingue, ont juré d’y établir la religion du libre-examen. L’Angleterre, qui voudrait courber l’univers entier sous sa domination, sachant que l’or est pour les malgaches un argument auquel ils ne peuvent résister, en a rempli les mains de ses ministres, qui l’on prodigué aux grands du royaume pour se concilier leur faveur et leur appui ; et ceux-ci vendant leur bonne foi et leur conscience au poids de l’or, se sont faits leurs hommes-liges. Ainsi ouvertement soutenus et protégés, les protestants ont été pendant de longues années complètement maîtres du pays, et ils l’ont couvert de temples où une foule considérable se réunit chaque dimanche pour prier.

          Tels sont les ennemis que le P. Barbe trouve devant lui le jour où il va fouler la terre que ses supérieurs lui ont confiée, ennemis redoutables qu’il devra renverser pour bâtir sur les débris de leur puissance vaincue les fondements de l’œuvre divine qu’il a reçu mission d’établir.

          Le premier poste qui lui fut assigné était éloigné de dix lieues environ de Tananarive. Avant d’y arriver, il avait écrit de la capitale même, pour nous faire connaître ses impressions et sa situation nouvelle, une lettre qui nous est jamais parvenue ;mais celle qu’il nous envoya lorsqu’il fut arrivé à sa destination nous a amplement dédommagés. Nous nous en voudrions de la passer sous silence :

Tananarive, 10 janvier 1872.

          Mon bien cher frère,

          Ma lettre est datée de Tananarive ; cependant je n’habite pas cette ville, mais les environs. Je suis bien à ma place ici, ce me semble, et Dieu a parfaitement exaucé mes désirs ; aussi ne vous étonnez pas si je vous dis que je suis aussi content qu’on peut l’être, quoique manquant de tout. Je me porte bien, encore que je sois loin de jouir de toutes les commodités de la vie ; mais la Providence ne nous abandonne pas entièrement. Même ici à Madagascar nous avons du pain et du vin venus de France ; seulement on nous rationne : on nous donne une livre de pain et un litre de vin pour tous les trois ou quatre jours. Mon pain n’est pas toujours des plus frais ; mon poste se trouvant assez éloigné de Tananarive, je ne reçois ma ration que de loin en loin. Comme il ne tarderait pas à moisir, je le coupe en petits morceaux, et je le fais sécher au soleil ; au moment du dîner, la petite parcelle sèche plongée dans un verre d’eau reprend son ancienne fraîcheur, et on mange de bon appétit. Le riz complète le pain, et vous le comprenez sans que je vous le dise, le remplace le plus souvent.

          Mon lit se compose d’un pliant, quand il y en a un, d’un sac (appelez-le paillasse si vous voulez) rempli d’herbe sèche, de deux draps de lit tout déchirés, trop courts pour me couvrir, et d’une couverture en laine qui a bien deux mille et quelques trous, les uns plus apparents que les autres. Vous croyez peut-être que je mets de la poésie dans mon récit pour vous apitoyer sur mon compte. Point du tout ; c’est la pure et simple vérité. Je ne me plains pas, je ne demande rien ; aux âmes charitables de voir ce qu’elles pourraient faire pour soulager le missionnaire de Madagascar. Je dis nos besoins : nous manquons complètement de linge, pour le corps, pour le lit, et pour la table ; à peine avons-nous chacun une serviette ; les nappes sont inconnues.

          Rien n’égale la pauvreté de nos églises de campagne déjà fondées, et de celles qui se fondent chaque jour. Pour mon compte, j’en ai cinq, et à part les murailles en terre et le toit en chaume il n’y a rien, absolument rien. Les objets les plus nécessaires, comme chandeliers, fleurs, tableaux, burettes, missels, calices nous font complètement défaut. Je n’ai pas un seul chandelier, pas une seule fleur ; en fait de tableaux, j’étale quelques rares images d’Epinal à grand effet. Toute ma sonnerie se compose d’une petite clochette qui par malheur s’est fêlée dans ma dernière mission ; mes burettes sont deux fioles de différente grandeur que j’ai dû mendier çà et là ; et encore, heureux de les posséder ! Mon missel est vieux et n’a ni le propre de la Compagnie ni l’office des saints nouvellement canonisés ; je ne parle pas de mon calice cuivre-argent ; il aurait besoin de repasser par les mains de l’orfèvre. La plupart de mes confrères sont dans la même nécessité que moi.

          Vous dirai-je maintenant quelque chose en particulier sur le district que j’évangélise ? oui, mon cher frère, parce que je sais que cela vous intéresse et vous fait plaisir. Vous en connaissez déjà l’étendue. La population n’est pas aussi considérable de beaucoup que celle qui avoisine immédiatement Tananarive ; je ne compte pas un millier de personnes se réunissant chaque dimanches à mes différentes assemblées. J’ai fait depuis que je suis ici 96 baptêmes ; nous n’osons pas baptiser trop vite, et peut-être avons-nous raison d’en agir de la sorte. Si vous saviez combien les idées malgaches sont loin d’être en rapport avec les idées du christianisme ! pour les inculquer solidement, il faut un vrai prodige de la grâce. Dieu merci, ce prodige est assez fréquent parmi nous. Que n’êtes-vous là quand deux fois par jour, le dimanche surtout, je m’efforce d’enseigner à ces bons malgaches Notre Père, Je vous salue, Je crois en Dieu, ou bien quand je fais le catéchisme ou une instruction ! vous envieriez mon bonheur, j’en suis sûr ; vous remercieriez avec moi le bon Dieu de ce qu’il me fait déjà parler le Hova d’une manière intelligible, et de ce que mes auditeurs mettent une vraie bonne volonté à m’entendre.

          Dernièrement j’ai invité mes cinq assemblées à se réunir dans une même église pour y célébrer les fêtes de Noël. J’avais lieu de craindre qu’elles ne se rendissent pas à mes vœux ; car je ne compte encore parmi elles que quelques chrétiens ; de plus, les distances à franchir sont considérables ; plusieurs n’ont pas d’habits convenables pour paraître à ces grandes cérémonies ; ajoutez enfin une petite rivalité de clocher qui existe ici comme partout ailleurs. Cependant, le dimanche soir, j’entends retentir les airs de chants harmonieux, et une longue file de pèlerins apparaît revêtue de ses plus beaux atours ; les chants n’ont pas discontinué jusqu’à deux heures après minuit. Le matin, à 6 heures, je dis la seconde messe ; il y a beaucoup de monde, beaucoup de recueillement, des airs et des chants nouveaux. A 9 heures je chante la messe solennelle à laquelle tous assistent ; ma grande église était pleine ; j’étais heureux et content. Pendant quelques heures j’ai cru me retrouver au milieu de nos bonnes populations de France aux jours de nos grandes fêtes ou dans nos plus célèbres pèlerinages. Mon église était bien modestement ornée ; j’avais pourtant trouvé moyen d’allumer douze bougies ; quelques clous plantés dans la muraille, avec le fruit d’un tubercule appelé manioc, me servaient de chandeliers. Pour toutes draperies et ornementations, j’avais quelques images d’Epinal ; le tout produisait un effet encore assez agréable, et mes bons pèlerins semblaient satisfaits. Après la messe, il y eut exécution de chants par les différentes assemblées en pleine campagne, et vers une heure après-midi, réunion générale pour prendre le repas. Devant tant de monde et avec mes petites ressources, j’avais lieu de craindre de ne pouvoir pas contenter tous les affamés ; plusieurs n’avaient rien mangé depuis la veille, et chacun était venu portant sa propre personne, selon l’usage malgache. Mais Celui qui multiplia autrefois les pains dans le désert était là pour m’aider. Un gros porc avait été tué pour la circonstance, et le riz n’a pas manqué. Tous ont été rassasiés, et les restes étaient encore abondants. A 2 heures est tenue la dernière réunion, et puis on se sépare en chantant un cantique de reconnaissance. Demandez à Dieu avec moi, mon cher frère, que tous ces malgaches soient chrétiens l’année prochaine pour les fêtes de Noël…

          Adieu ! je vous embrasse comme je vous aime, de tout mon cœur.

F. Barbe, s. J. "

          Six mois plus tard, le P. Barbe écrivait encore :

Tananarive, juin 1872.

          Mon bien cher frère,

          …La mission catholique, après avoir langui pendant plusieurs années, est aujourd’hui en pleine prospérité. Resserrée d’abord dans les murs de Tananarive, elle s’étend de jour en jour au loin dans les campagnes. Madagascar compte de six à sept millions d’habitants ; par conséquent, proportion gardée avec la France, nous devrions être de six à sept mille prêtres, et tout compris notre nombre ne s’élève qu’à quatre vingt-quatre. Ah ! puissions-nous de moins compenser par notre zèle, notre dévouement et notre générosité ce qu’à cause de notre petit nombre nous ne pouvons accomplir. On nous demande de toutes parts : ces jours derniers, deux de nos Pères sont partis en mission chez les Betsiléos, à huit jours de marche de Tananarive. Ici les baptêmes se multiplient, les premières communions se font nombreuses, le mariage chrétien est en honneur. Longtemps le gouvernement s’était montré, sinon ouvertement hostile, du moins peu favorable à l’établissement de la religion catholique ; en ce moment il nous laisse pleine liberté d’agir, et nous soutient dans les causes difficiles. Combien de temps cela durera-il ?

          La France elle-même, malgré sa déchéance et ses revers, nous défend avec sa flotte et serait prête à tirer le canon si la nécessité le demandait. La Providence visible des missionnaires, je veux dire l’œuvre si excellente et toute divine de la Propagation de la Foi, quoique si cruellement éprouvée par les tristes événements de notre pays, a donné encore cette année à notre Mission presque toute son allocation ordinaire. Nous n’avons donc qu’à bénir la Bonté divine de sa tendresse maternelle à notre égard. A nous, apôtres de Jésus-Christ, de ne pas nous montrer trop indignes de si grandes faveurs. Priez et faites un peu prier en conséquence.

          Mais l’ennemi du salut se remue aussi de son côté ; il faut au prix des humiliations, des sacrifices de tout genre, et d’un dévouement sans bornes, lui disputer pied à pied tout le terrain que nous gagnons. Ici on s’oppose d’une manière ouverte à l’érection d’une nouvelle église ; là on détruit les édifices religieux déjà commencés ; ailleurs on va même jusqu’à brûler ceux qui sont déjà finis. Quelques-uns de nos Pères ont été insultés ; moi-même j’ai été lapidé en pleine réunion avec une grosse patate ; le projectile, lancé d’une main vigoureuse, m’aurait certainement terrassé s’il m’avait atteint. Je ne parle pas des difficultés et des dangers que nous rencontrons dans nos différents exercices ; ils sont de tous genres. Les voleurs nous dévalisent quand ils le peuvent, ils l’ont déjà fait pour deux de nos Pères. Les rivières que nous sommes obligés de traverser fort souvent peuvent nous engloutir à chaque instant. J’ai failli, pour mon compte, me noyer déjà deux fois ; la première fois mes porteurs m’ont jeté la tête la première dans un courant très profond et très rapide ; la seconde fois, la pirogue s’est renversée et m’a mis en danger de perdre la vie. Mais Dieu a une providence toute particulière pour ses missionnaires ; après l’avoir remercié de sa grande bonté, le pauvre naufragé ôte modestement ses habits, exprime toute l’eau possible, s’habille de nouveau et reprend gaiement sa marche. Dans mon imagination de jeune homme, j’avais rêvé ces aventures ; je vois aujourd’hui mes rêves se réaliser dans ma propre personne ; la poésie seule y manque.

          Depuis ma dernière lettre ma position a un peu changé. Je vous disais que j’habitais à huit ou dix lieux de Tananarive. Sans être complètement déchargé de ma première mission, je suis aujourd’hui aux portes de la capitale ; on vient de nous offrir deux grands postes situés à une lieue de la ville : ce sont Ambohitrimanjaka, ou la montagne royale, et Ambohidrapeto, ou la montagne du géant. Le R. P. Cazet m’a appelé pour y donner une mission qui a eu pour principal résultat d’y détacher la population du protestantisme. Le succès a été complet, car les temples sont aujourd’hui à peu près déserts. Je voudrais, mon bien cher frère, que vous me vissiez aux prises avec ces prédicants méthodistes. Toute leur science consiste à rabâcher contre nous quelques textes de la Bible que leur ont enseignés leurs maîtres les Anglais ; orgueilleux au-delà de tout ce qu’on peut dire, ils se croient les premiers hommes du monde. Quand vous les avez bien mis à leur place et humiliés comme ils le méritent devant la foule qui ne tarde pas à se rassembler, ils vous quittent brusquement, sauf à vous lancer ensuite toutes sortes de calomnies, non pas contre nos personnes précisément, mais contre la doctrine que nous enseignons. Cependant, après avoir essuyé plusieurs nouvelles défaites, leur animosité tombe peu à peu, et, s’ils ne sont pas encore des nôtres, ils deviennent pleins de respect et de déférence pour nous.

          Je suis maintenant à Ambohidrapeto, ma résidence principale, d’où je dessers trois autres postes environnants. Il n’y a point d’église encore ; on m’en bâtit deux, qui auront chacune vingt-cinq mètres de long sur douze de large ; les murs sont en terre et le chaume en formera la toiture. Quand elles seront finies, je n’ai rien, absolument rien pour les meubler et les orner ; et alors, comment faire pour se tirer d’embarras ? Nous sommes dans un pays entièrement neuf, et encore à moitié sauvage ; la Chine, l’Inde, le Japon déjà civilisés depuis longtemps, présentent encore des ressources ; ici nous n’en avons aucune ; si tout ne nous vient pas d’Europe, jusqu’au plus petit objet, nous devons nous résigner à vivre dans le plus entier dénûment, même pour ce qui regarde le culte extérieur de notre sainte Religion. Or, si nous n’avons pas quelque chose qui frappe fortement les sens de ce peuple encore enfant, notre ministère est paralysé. Si vous saviez au contraire l’effet que produit sur eux une belle église richement décorée ! telle est celle de saint Joseph de Mahamasina, en ville. Tous les malgaches vont la voir par curiosité, et je suis persuadé que plus d’un y a pris la résolution de se faire chrétien.

          Ames généreuses et charitables d’Europe et surtout de notre beau pays de France, concertez-vous pour nous aider à procurer ici la gloire de Dieu et le salut des pauvres infidèles !…

          Adieu, mon bien cher frère, et merci de tout ce que vous faites pour moi…

F. Barbe, s. j. "

          Par les détails qu’on vient de lire, on a pu s’apercevoir que le P. Barbe tenait à initier sa famille aux peines, aux joies, aux succès, aux mille péripéties de sa vie de missionnaire ; son cœur était ainsi fait qu’il avait besoin d’en épancher toutes les impressions et tous les sentiments dans celui de ses amis, et c’était pour lui la plus douce des consolations. Il était sûr d’ailleurs de trouver le plus fidèle écho auprès de ses parents ; ils le pressaient de leur envoyer ces longues et si intéressantes relations dont la lecture les charmait, et volontiers il accédait à leurs désirs, témoin la lettre suivante que nous transcrivons dans toute son étendue ; dans la suite de ce récit elle simplifiera notre tâche, et nous dispensera d’entrer dans les développements qu’on serait en droit de nous demander.

Tananarive, le 18 octobre 1872.

          Ma bien chère sœur Carmelle,

          Je veux me donner aujourd’hui le plaisir de causer longuement avec toi.

          Notre frère, le curé de Tilh, m’écrivait dernièrement : Multiplie dans tes lettres le récit de tes petits épisodes, fais-nous entrer dans l’intimité de ton existence, et alors nous nous croirons avec toi. Je vais tâcher de vous satisfaire en vous racontant bien minutieusement une petite expédition de cinquante jours que je viens de faire au pays des Vonizongo, à une vingtaine de lieues de Tananarive.

          Avant le départ.- Il s’agit de préparer ses bagages, et ce n’est pas une petite affaire ; car il faut tout faire suivre avec soi, batterie de cuisine, literie, chapelle, bibliothèque, ameublement, linge, harmoni-flûte, table pour l’autel, et que sais-je encore ? Mais nous simplifierons le plus possible, puisqu’il faut que deux hommes puissent tout porter, et ils doivent aller loin. Pour faire la cuisine, une poêle, une marmite, une cafetière suffiront. Dans la malle de la chapelle il y a juste ce qu’il faut pour dire la messe. Je prends une douzaine de livres, une petite chaise, quatre mouchoirs, quatre chemises et autant de paires de bas ; en fait d’habits, je n’ai que ceux que je porte sur moi ; pour mes provisions, je me munis d’un peu de café, de sel, de poivre, de graisse, de quatre pains, et de quatre litres de vin ; quand au lit, il ne me pèse pas beaucoup, puisque je n’en aurai pas. En arrivant dans mes différents postes, je ferai couper un peu d’herbe qui, séchée au soleil, me servira de couche pour la nuit ; on peut encore dormir là-dessus, quand on n’a pas autre chose. Me voilà prêt ; mes paquets sont ficelés, je n’ai plus qu’à partir. Les deux hommes qui doivent m’accompagner ne se présentent pas ; j’attends. Enfin l’un d’entre eux arrive ; l’autre me fait savoir qu’il a affaire, et qu’il ne peut pas me suivre. Patience ! je cherche, je cherche encore ; enfin arrive un cafre qui consent à venir avec moi. Bien lui en a valu, il était encore païen, il s’est fait instruire pendant mon excursion, et je l’ai baptisé. Nous nous mettons en route ; en avant !

          Pendant l’expédition. – Quatre hommes me portent sur le filanzana jusqu’à mon poste le plus rapproché, et ma course durera environ huit heures. J’ai avalé un peu de café au lait de bon matin, et sept heures me trouveront le soir sans que j’aie encore rien pris.

          Nous arrivons à Sampannimahazo, où je vais rester pendant huit jours. J’entre dans ma case ; le vent m’a enlevé la moitié du toit. Il fait froid, nous sommes en plein hiver ; comment passerai-je la nuit ? à la garde de Dieu. Je visite l’église ; il n’y a, bien entendu, que les quatre murailles complètement nues, et le toit au-dessus de l’autel a disparu. Le cœur saigne un peu devant ce triste spectacle ; mais prenons courage, et n’oublions pas que nous sommes missionnaire de Madagascar !

          Mes hommes cependant ont faim, et me demandent du riz. Je veux en faire acheter ; on me dit qu’il n’y en a pas ; j’irai donc mendier jusqu’à ce que j’en trouve. Nous faisons notre modeste repas et nous tâchons de dormir ; mais j’ai vraiment froid, et le sommeil ne vient pas. Le lendemain je renvoie mes porteurs, et pendant 50 jours je ferai toutes mes courses à pied. La Mission commence : plusieurs chrétiens sont déjà venus me voir, d’autres sont un peu éloignés, et j’aurai de la peine à les réunir. Quelques païens se présentent et veulent recevoir le baptême ; comme ils savent déjà l’essentiel, je compléterai leur instruction et avant la fin de la Mission ils pourront être baptisés. Après la messe, soin des malades ; je ne suis pas très versé dans la science médicale et chirurgicale ; quoi qu’il en soit, les guérisons s’opèrent et quelquefois on pourrait les appeler miraculeuses.

          C’est le moment du déjeuner ; il sera bientôt fait : un peu de café noir, et voilà tout ; encore en ai-je manqué pendant plusieurs jours. Alors voici comment je m’y prenais pour tromper mon estomac : j’avançais de quelques heures mon dîner, et c’était fini par là. De temps en temps se présentent des enfants qui veulent apprendre à lire ; faisons donc les fonctions de maître d’école. La classe finie, quelques visites mais pas trop éloignées, parce que le dîner va être prêt.

          Si tu veux le partager avec moi, ma bonne sœur, je t’invite ; il n’y a pas de soupe et il n’y en aura pas de 50 jours. Aimes-tu le riz, cuit simplement à l’eau ? nous n’en manquerons pas. Passons les entremets, ils ne sont pas connus ici. Va venir la cuisine ; je te défie d’en faire une semblable. J’ai voulu me procurer des œufs ; on m’en a porté trois ou quatre qu’on voulait me faire payer assez cher ; de plus, la poule les couvait depuis quinze jours ; comme tels, les malgaches les mangent encore avec délices. Plus d’une fois, tandis que j’allais visiter nos gens dans leurs cases, on a voulu me faire quelque petit cadeau ; alors la maîtresse allait dans un coin de la case où couvait son unique poule, et me présentait deux ou trois œufs prêts à éclore ; comme tu peux le penser, je tâchais de refuser le plus poliment possible, ce qui n’est pas toujours chose facile. Puisqu’il n’y a pas des œufs, nous mangerons au moins un petit morceau de viande qu’on est allé me chercher à deux ou trois heures ; elle n’est pas trop appétissante, n’ayant pour tout assaisonnement qu’un peu d’eau, de sel et de graisse ; de plus elle sent le cuir et la fumée. Le dessert sera un peu de fromage qui n’est pas même présentable ; un verre d’eau coloré de quelques gouttes de vin couronnera notre repas. Voilà à peu près le menu de mon festin pendant tout le cours de mon expédition ; je n’en dirai donc plus rien, à moins qu’il n’y ait quelque chose d’extraordinaire.

          Il s’agit maintenant d’aller courir la campagne, quelquefois assez loin, avec un soleil qui pique dur. Si à cette saison les nuits sont froides, dans la journée la chaleur est souvent très forte. N’importe, partons ! j’en serai quitte pour prendre une couleur plus ou moins cuivrée, ce qui, avec ma petite impériale, me fait passablement ressembler à plusieurs de nos bons Malgaches. Aussi, quand je reviens à Tananarive, j’entends souvent dire à côté de moi : Malgasy tokoa isy, c’est vraiment un Malgache. Tu vois, ma chère sœur Carmelle, que je me fais tout à tous, même par la couleur de ma peau ; un jour, s’il y a moyen, je t’enverrai ma photographie. Qu’elle ne t’épouvante pas !

          Dans ces marches et contre-marches que je fais dans la soirée, je n’ai pas précisément de but déterminé ; je m’arrête avec tout le monde, je cause de tout et avec tous ; cela nous fait connaître et aimer. Je cherche toutes les occasions de glisser quelque bonne parole ; j’ai l’œil et l’oreille au guet pour découvrir s’il n’y aurait pas par là quelques vieux décrépit ou quelque personne dangereusement malade ; car les vieillards à demi nus se cachent dans leur case, et jamais on ne vous appellera lorsque l’état d’un malade est désespéré. Ceci soit dit pour les païens. Je sais qu’il y a deux vieilles femmes dans un village assez rapproché ; je vais les voir, et je leur parle du salut de leur âme et de la vie éternelle. L’une consent à recevoir le baptême et l’autre me résiste formellement. Mystère de Dieu ! A quelque distance, je vois plusieurs personnes réunies ; elles font Kabary, elles tiennent conseil. Je m’approche et j’écoute ; il y a là un prêcheur protestant qui ne lit pas même couramment ; mais il a une démangeaison plus qu’ordinaire de produire sa science. Après l’avoir mis à sa place comme il le méritait, je rentre au poste pour y faire la petite instruction du soir ; il y a assez de monde et je suis content. Souper frugal et prières diverses ; puis vient le moment du repos.

          Le surlendemain, après mes occupations ordinaires du matin, je crois bon d’aller à un marché, à deux lieues de distance ; je n’achèterai rien, mais je verrai des personnes de tous les points de ma Mission, et je les informerai du jour où j’irai les visiter. A peine ai-je paru qu’on se réunit autour de moi ; on me salue, on me serre la main, on m’exprime le regret de ne m’avoir pas vu depuis longtemps. J’avance un peu ; nouveaux attroupements, nouvelles démonstrations de joie et de curiosité ; les enfants surtout aiment à se grouper autour de moi. Quelques protestants zélés trouvent que c’est faire trop d’honneur au missionnaire catholique, et comme autrefois les pharisiens, ils cherchent à éloigner de moi ces petites créatures par des paroles pleines de colère et de menace ; mais je prends leur défense, et l’ovation continue jusqu’à ce que j’ai regagné ma demeure.

          Le dimanche est vraiment un jour de peine et de fatigue pour nous. Il ne faut pas songer à faire la première réunion avant huit heures ; alors ce sont des chants à n’en pas finir. Les Malgaches ne se lassent jamais de chanter ; quand ils sont seuls ils chantent le matin , ils chantent le soir, dans leurs cases, sur les chemins, dans les champs, partout. Quand ils commencent, ils ne s’arrêtent que lorsque leur répertoire est épuisé, sauf même à recommencer à plusieurs reprises ; cela fait plaisir à voir et à entendre, surtout quand la nuit est venue. Après les chants, enseignement de la prière et de la lettre du catéchisme, messe, encore chants et nouveau catéchisme. Il est quelquefois onze heures et le missionnaire n’a rien pris ; il déjeune à la hâte et part pour une autre assemblée, à une et deux heures de là, faire toujours les mêmes exercices. Souvent une troisième assemblée également distante nous attend ; il est quatre heures quand nous rentrons au poste ; il y faudra faire une nouvelle réunion jusqu’à l’entrée de la nuit ; on est harassé ; pas d’appétit, et on aura peine à s’endormir, parce que les nerfs sont agités. Notre vie est pénible, je te l’assure, ma chère sœur ; ce qui me console, c’est que tôt ou tard viendra le moment du repos éternel.

          Les jours suivants, la Mission de Sampannimahazo continue son petit train, et une semaine ne se sera pas encore écoulée que je la terminerai par quelques baptêmes, quelques confessions et deux mariages.

           Il s’agit de déménager et de partir pour une autre station, à une heure de distance. Mes deux hommes se chargent de leurs bagages, et je les suis à pied, un mouchoir blanc sous mon chapeau de paille, et mon parasol sous le bras. C’est à Rémasoandro que nous allons. Ici, mon église a été complètement détruite par un coup de vent ; il n’en reste plus que les quatre murailles gravement endommagées elles-mêmes. Je ferai les réunions ordinaires dans ma petite case ouverte de tous côtés. Etonné de ne pas voir les gens venir à ma rencontre, je demande où ils sont ; on me dit qu’ils sont tous occupés à tirer une pierre pour faire un tombeau. A cette occasion , les Malgaches font des fêtes splendides ; ils tuent bœufs, cochons, brebis, poules, en signe de réjouissance ; toute la parenté est convoquée, et les gens des alentours y accourent revêtus de leurs plus beaux habits. Après m’être reposé un peu, je crois bon d’y aller moi aussi, non pas précisément pour tirer la pierre, mais pour m’y placer dessus ; c’est là en effet que se mettent les personnages les plus honorables, et ils sont censés ainsi faire autant et plus que tous les autres. Ils auront aussi une part proportionnée à la récompense ; j’ai eu pour mon compte une petite poule.

          La Mission s’est faite ici comme à Sampannimahazo ; instruction matin et soir, classe, soin des malades ; résultat : quelques baptêmes, quelques confessions et deux mariages.

          Après huit jours, je vais à Manandona. Là il n’y a pas encore d’église, une petite case en tient lieu pour le moment ; j’ai demandé depuis longtemps qu’on en fit une ; mais l’argent et les ouvriers font défaut. Pour avoir le bois de construction, il faut aller le chercher à huit et dix lieues au loin. La Mission a aussi produit quelques résultats ; elle n’a cependant rien eu de bien remarquable, si ce n’est une visite faite à un village protestant où je me suis battu comme un lion avec les énergumènes du parti. C’est une chose curieuse et délicieuse à voir : chacun présente ses difficultés ; le Père y répond ; malheureusement ces pauvres égarés ne cherchent pas la vérité, ils veulent seulement faire parade d’une science qu’ils n’ont pas. Prie le bon Dieu, ma chère sœur, pour qu’il éclaire leurs esprits, et purifie leurs cœurs par trop corrompus.

          Nous nous rendons maintenant à Ambohimanndray. L’étape est un peu forte ; il faudra fournir cinq heures de marche. Je suis un peu fatigué, et je me demande comment j’arriverai au but ; Dieu m’a donné plus de forces que je ne m’en croyais ; je vais, je marche, j’arrive sans trop de peine. Cette assemblée est de fondation nouvelle, et je n’y avais pas encore donné de Mission. Il était convenu qu’on devait me céder une case pour cela ; mais les Malgaches sont de ceux qui ne se pressent jamais. Aussi la case susdite était-elle encore occupée par les hommes et par les bêtes. Je tâche de la faire évacuer le plus tôt possible ; on s’exécute ; mais on oublie d’en chasser les puces. Or, il y en avait plus qu’une armée ; elles m’ont tellement piqué et la nuit et le jour pendant à peu près une semaine, que ma peau avait complètement changé de couleur. C’est un commencement de martyre ; Dieu veuille qu’un jour je le consomme, sinon par le sang, du moins par la charité ! Dans ce nouveau poste j’ai eu la consolation de faire plus de baptêmes que partout ailleurs.

          J’ai encore trois assemblées à visiter. Celle où je vais en ce moment est bien éloignée, et il me faudra pour y arriver neuf heures de voyage ; elle s’appelle Mampitovy. Il est déjà midi ; j’ai passé toute la matinée à préparer et à faire les baptêmes. Je serai obligé de m’arrêter en chemin ; où ? je n’en sais rien ; à la garde de Dieu ! Sur ma route il y a un marché ; de peur qu’on ne me prenne pour un prêcheur anglais, j’ai soin de passer mon grand chapelet autour du cou. Aussi, en me voyant, tout le monde s’écrie : mon Père Barbe ! c’est mon Père Barbe ! Dans ce marché je trouve beaucoup de personnes de ma connaissance ; la foule est grande autour de moi ; c’est comme une fête pour la plupart d’entre eux ; on semble heureux de me voir et de causer avec moi. Mais je dois aller loin, et je pars.

          Cependant la nuit approche, et je suis dans un pays tout-à-fait protestant ; j’envoie un de mes hommes demander si on ne pourrait pas me céder un coin de case où je passerais la nuit. La première porte où l’on frappe et qui s’ouvre laisse voir une vieille femme octogénaire tenant un tout jeune enfant ; elle n’avait jamais vu de blanc dans sa vie ; aussi est-elle plus morte que vive en apprenant que je demande un gîte chez elle. Il vaut mieux ne pas insister et je vais frapper ailleurs ; mais toutes les cases sont occupées et il n’y a pas de place pour le missionnaire. Cependant il y avait là une masure complètement abandonnée, presque sans toit, et d’une malpropreté repoussante. Un homme assez âgé se présente et me dit : vous pouvez vous mettre là, si vous voulez ; en même temps il me porte un bon fagot de paille qui me servira pour faire cuire mon riz et pour dormir pendant la nuit. Dès ce moment je ne l’ai plus revu ; si ce n’est pas saint Joseph qui m’a servi dans la personne de ce bon Malgache, je dois reconnaître que ce vieillard en a eu tous les soins et toute l’attention.

          La nuit fut on ne peut plus douce et plus tranquille ; pas de vent, pas de froid, sommeil profond. Le matin je dis la messe dans ce taudis ; quelques personnes bonnes et simples y assistèrent ; il y eut concert, je n’ose pas dire angélique, mais cependant très convenable, et nous fîmes de notre mieux ; je dis aussi quelques paroles d’édification. Plaise à Dieu que ces braves gens les aient emportées avec eux et redites aux autres !

          Il est neuf heures du matin ; nous continuons notre route, et nous arrivons vers midi à Mampitovy. C’est encore une autre assemblée qui se forme ; mais il y a là une bonne famille d’andriana ou nobles. Le seigneur et sa dame sont de bons chrétiens ; ils me reçoivent dans leur maison et me logent dans le meilleur de leurs appartements. Pendant les six jours que je passerai auprès d’eux, je n’aurai qu’à m’occuper de ma Mission ; ils me feront eux-mêmes la cuisine et me donneront leur meilleure paillasse avec un oreiller de paille recouvert d’un linge blanc et tout propre. Chaque jour ils appelleront tout leur monde à la prière, et se feront un devoir d’y venir eux-mêmes. Ils viendront même communier deux fois durant mon séjour parmi eux, pour donner surtout aux leurs une petite idée de nos Mystères. Je ferai plusieurs baptêmes ; mais les futurs baptisés sont pour la plupart esclaves de notre andriana, et par conséquent pauvres. La charité est ingénieuse et sait trouver des moyens inconnus à la sagesse humaine. Le jour du baptême venu, nos deux andriana cherchent dans leurs coffres leurs plus beaux habits ; ils les prêteront à leurs esclaves pour fêter le grand jour, tandis qu’ils se réserveront pour eux-mêmes ce qu’ils ont de moins précieux. Eux-mêmes aussi tiennent à honneur de faire l’office de parrain et de marraine à l’égard de ces infortunés qu’ils adopteront désormais pour leurs enfants en Jésus-Christ. Quel est le seigneur et la dame chrétiens parmi vous qui en feraient autant pour leurs domestiques ?

          Le jour du départ fut comme un jour de désolation ; tout ce monde voulut m’accompagner pendant une demi-heure en faisant entendre des chants d’adieu accompagnés de sanglots. J’étais moi-même vivement ému ; je n’aurai pas cru trouver chose semblable à Madagascar.

          Nous arrivons à notre sixième assemblée, après trois bonnes heures de marche. Son nom est Amboaravo. J’avais déjà essayé d’y donner une mission ; mais elle n’avait pas trop bien réussi. Le chef, malgré les ordres de la Reine, conservait encore chez lui un Sampy, c'est-à-dire une idole ; j’ai eu la consolation de le convertir et de le baptiser.

          Jusqu’ici, quoique un peu fatigué, je n’avais pas encore été malade ; mais il me fallait aussi cette petite épreuve. Un jour, tandis que j’étais en course, la pluie tombe avec assez d’abondance ; quand elle a cessé, je continue mon excursion. Les longues herbes toutes imbibées d’eau me trempent jusqu’au genou ; puis vient un soleil ardent qui me sèche presque subitement. Le soir venu, je sens un grand malaise et un fort mal de tête, ma poitrine est un peu entreprise, et pour comble de malheur la pluie tombe encore pendant la nuit et mouille ma modeste couche. Cependant le lendemain est un dimanche, il faut parler, chanter et prêcher. Ma voix est embarrassée, je fais effort, et la réunion du soir venue, je puis à peine me faire entendre. L’appétit a complètement disparu, tous les symptômes de la fièvre sont là. Que faire ? le bon Dieu sait ce dont j’ai besoin ; il viendra à mon aide ; le matin je prends une petite médecine, et tout est fini par là ; je suis guéri.

          Enfin, je suis à Ampavihy, ma dernière étape ; c’est aussi la dernière et la plus petite de mes assemblées dans ces parages ; je n’y ferai pas grand’ chose. Ici les protestants plus que partout ailleurs semblent se tourner de notre côté ; j’ai guéri l’un des principaux d’entre eux d’une maladie assez sérieuse, ce qui m’a concilié l’esprit de tous. Déjà plus qu’ennuyés des tracasseries des Anglais, ils sont à nous par le cœur.

          A Ampavihy, j’ai pris à partie un prédicant anglais du nom de Matthieu, qui m’en a beaucoup voulu parce que pendant mon séjour en ces lieux ses adhérents ont déserté ses temples. Sa rage et sa colère contre ses infidèles n’ont plus connu de bornes, et voici comment il exhale devant eux son mécontentement : " Vous autres, malgaches (pardon du langage trop cru du prêcheur, je traduis), vous autres, malgaches, vous êtes semblables à des chiens, à des bœufs, à des pourceaux ; vos cheveux ressemblent au poil des cochons, vous sentez mauvais comme le pourceau lui-même. J’ai tout abandonné pour venir vous instruire ; (il reçoit peut-être mille francs tous les mois pour lui, sa femme et ses enfants), si vous ne venez pas plus nombreux et avec des habits propres, je ne paraîtrai plus au milieu de vous, et je rentrerai dans mon pays. " (Bon voyage !) Après cette harangue, il va recommencer ce même prêche dans une autre assemblée et ainsi de suite. Aussi je puis lui rendre le témoignage qu’il est cordialement détesté de tous les malgaches. Ses compagnons sont logés à la même enseigne, proportion gardée. Les missionnaires catholiques, moins riches et moins influents auprès du gouvernement, sont aimés et estimés de tous.

          Après l’expédition.- Ma Mission est terminée ; les porteurs de filanzana viennent me chercher, et je rentre à Tananarive où je me repose pendant trois jours au milieu de mes Frères, tous au complet pour notre réunion mensuelle. Le samedi suivant, je redescends à l’ancien poste, d’où j’étais venu ; tu le connais déjà, il s’appelle Ambohidrapeto ; dans une petite heure et demie j’y serai arrivé. On m’attend avec impatiente, car on ne m’a pas vu depuis longtemps. A peine ai-je paru que le monde s’attroupe ; c’est une expression de joie et de bonheur difficile à décrire. Le bruit avait couru par ici que j’étais mort pendant mon expédition ; cette nouvelle avait jeté l’émoi et la consternation dans le pays. Un bon vieillard me disait : Quand le bruit de votre mort m’est parvenu, je mangeais mon riz ; la cuiller m’est tombée des mains, et je me suis couché accablé par ma douleur. Notre peine a été bien grande, ajoutent les autres, nous pensions que nous ne vous reverrions plus, que vous ne viendrez plus nous visiter, causer avec nous et nous instruire ; aussi nous avons bien pleuré ! mais nous vous revoyons aujourd’hui et nous sommes heureux !

          Cependant ce pauvre peuple n’a pas encore reçu le baptême ; il vient tous les dimanches se réunir dans ma case, de beaucoup trop petite ; car ma grande église n’est pas encore couverte, et quand elle le sera, je n’ai rien, absolument rien pour y faire les ornementations convenables. Que parlé-je d’ornementations ? Je serai longtemps privé du strict nécessaire. En attendant qu’il vienne, je dirai la messe sur une petite table, sans chandeliers, sans fleurs, et même sans cartons d’autel ; je confesserai sans confessionnal, je prêcherai sans chaire, je fermerai les contrevents pour me garantir du vent et de la pluie ; quand les croisées et les vitres arriveront, je serai probablement mort.

          Il est temps que je termine cette longue lettre, ma bien chère sœur ; si elle n’a pas d’autre mérite, tu y verras au moins celui de la bonne volonté. Je l’ai écrite à plusieurs reprises, continuellement interrompu par mes nombreux visiteurs ; les petits enfants, comme des essaims d’abeilles, se succèdent dans ma case ; leurs cris me déchirent les oreilles, je réponds à leurs interrogations plus ou moins importunes, et j’écris toujours.

          Mais j’ai fini… Dis à nos bienfaiteurs et à nos bienfaitrices que je pense à eux tous les jours dans mes prières, et que chaque mois je dis une messe à leur intention.

          Que Dieu nous ait tous dans sa sainte grâce ! je t’embrasse dans les Saints Cœurs de J. M. J.

F. Barbe, s. j. "

          Ceux qui parcourent ces pages ne s’attendent pas s’en doute à nous voir mettre minutieusement sous leurs yeux tous les détails de la vie de notre missionnaire ; la longue lettre que nos venons de transcrire à dessein dans toute son intégrité leur dira mieux que nous ne saurions le faire, les occupation, les joies et surtout les peines qui se partagèrent son existence pendant les dix ans qu’il passa sur la terre de Madagascar.

          Son zèle pour le salut des âmes, son dévouement à la cause de Dieu, son désintéressement et son intrépidité ne se démentirent jamais un seul instant ; aussi le succès couronnait-il ses efforts ; les baptêmes des catéchumènes qu’il administrait de sa main se comptait-ils par centaines, et les protestants poursuivis par lui jusque dans leurs derniers retranchements le regardaient-ils avec terreur. L’histoire de la mission de Fenoarivo qu’il a fondée, et dont il attribue tout le succès à saint Joseph, nous ferait à ce sujet d’intéressantes révélations.

          Une chose étonne dans la vie du P. Barbe : c’est qu’avec une santé très délicate et souvent compromise il ait pu fournir une si laborieuse carrière, et arriver, au milieu de difficultés de tout genre, à des résultats que des hommes d’une constitution plus vigoureuse auraient de la peine à réaliser. Mais en lui l’âme commandait et le corps obéissait ; au reste il avait fait de la souffrance son lot et son partage, et il se considérait comme une victime qui devait se consumer devant le Seigneur. La parole fameuse de sainte Thérèse revenait souvent sur ses lèvres : " souffrir et puis mourir ! voilà ma devise, écrivait-il un jour après la longue énumération des épreuves qui traversaient son existence ; ma vie est si dure et si pénible ici, ajoutait-il, que si dans le monde on me donnait cent mille francs par an pour faire ce que je fais, je refuserait net. Je n’ai rien pour prix de mon travail, et je suis content et heureux autant qu’il est possible de l’être ici-bas ; je n’échangerais pas ma position contre tout l’or de la terre. Quelle grâce en effet qu’une vocation religieuse et apostolique ! mon Dieu, conservez-moi la mienne jusqu’à la fin de mes jours ! "

          Pendant qu’il travaillait avec l’énergie dont nous l’avons vu animé à l’extension du royaume de Dieu, deux blessures furent faites à son cœur, lorsqu’il apprit presque coup sur coup la mort de sa mère et celle de son frère, M. le curé de Tilh.

          Sa mère ! il avait pour elle un véritable culte, et ses lettres nous révèlent les trésors de tendresse dont le Seigneur avait enrichi son âme à son égard. Et pourquoi nous en étonnerions-nous ? les cœurs les plus intimement unis à Dieu ne sont-ils pas aussi les plus aimants ? Lorsqu’il était encore à Vals, il avouait qu’il ne cessait de fatiguer le Ciel pour obtenir à celle dont il avait reçu le jour l’éternelle félicité ; et comme s’il avait douté de l‘efficacité de sa prière, il livrait son corps aux macérations, et portait, sans jamais la quitter, une ceinture de fer. Je ne crois pas trop faire, disait-il, pour celle qui a tant fait pour moi. Il pleura longtemps lorsqu’il apprit que la mort l’avait ravie à son affection, et ne trouva de consolation à son chagrin que dans l’espérance de la revoir dans un monde meilleur.

          Il souffrit bien cruellement aussi, on n’aura pas de peine à le comprendre, lorsque Dieu lui demanda le sacrifice de son frère. N’était-il pas un de ses plus fermes soutiens, et sa plus précieuse ressource dans ses nécessités toujours nombreuses et sans cesse renaissantes ? mais Dieu le lui avait donné, Dieu le lui enlève, ses lèvres bénissent le Seigneur. " La mort de notre cher défunt, écrit-il, fait verser des larmes bien amères ; mais cette amertume, quelque grande qu’elle soit, est bien adoucie par l’espoir que nous avons que notre vénéré frère jouit déjà de la gloire promise aux élus. Tout ce que vous me dites d’édifiant sur les derniers moments de sa vie ne me laisse aucun doute. Nous mourrons, nous aussi   mais au Ciel on se retrouve, on se reconnaît, et ce qui est mieux encore on ne se sépare jamais. Pleurons, mais que nos larmes soient des larmes chrétiennes ! Notre divin Maître, au plus fort de son agonie, s’écriait : mon Père, si ce calice ne peut pas s’éloigner de moi, que votre volonté soit faite ! Marie, la Reine des martyrs, au moment où son cher Fils allait expirer, se tenait ferme et debout au pied de la croix, quoique son âme fût noyée dans un océan de douleur. Soyons les imitateurs de ces grands modèles ! "


Chapitre VIII

La Mission de Madagascar (suite)

          Après avoir essuyé les pleurs qu’il venait de verser sur la tombe si prématurément et si inopinément ouverte de son frère, le P. Barbe, qui voyait se briser une à une toutes ses affections, reprit son sillon un instant interrompu, et continua avec une nouvelle vigueur à promouvoir l’œuvre de Dieu. Il retourna auprès de ses chers Vonizongo dont il était, nous l’avons bien vu, si tendrement aimé, et fut reçu en triomphe. A la nouvelle de son arrivée on prenait les habits de fête, et on venait à sa rencontre jusqu’à trois lieues de distance ; poules, lait, riz, œufs, tout lui était offert avec prodigalité : on était heureux de le revoir. Lorsqu’il s’éloignait d’une de ses assemblées, une autre l’attendait avec la plus vive impatience, et le recevait avec les mêmes démonstrations ; les plus ingambes prenaient les devants, et les moins alertes s’échelonnaient le long de la route, de sorte que son expédition apostolique était une série d’ovations continuelles.

          Quelle somme de bien il devait réaliser dans ces âmes encore neuves lorsqu’elles se montraient dociles aux inspirations de la grâce ! et pourtant son humilité l’inclinait à penser que ses efforts demeuraient infructueux. " Tout ce qui regarde le corps me touche peu, s’écriait-il : tant qu’il est seul à souffrir, le malheur n’est pas grand ; mais n’être pas devant le bon Dieu ce qu’on devrait être, ne pas produire dans les âmes tout le bien que je leur voudrais, ah ! voilà la vraie source de mes peines ! Saint-Martin disait au Seigneur : Si je suis encore utile, je ne refuse pas le travail.   Pour moi, hélas ! je ne suis qu’un serviteur inutile, et mourir me serait un gain. "

          Ainsi parlait son humilité ; mais la vérité tient un autre langage ; nous savons en effet par les détails personnels que nous tenons de la bouche même du Préfet apostolique et du supérieur général de la mission, le P. Cazet, et le P. de La Vaissière, qu’il était un de leurs plus intrépides et de leurs plus heureux ouvriers. Les faits les plus éclatants sont là d’ailleurs pour leur donner raison.

          Le P. Barbe est obligé de le reconnaître lui-même, la mission à laquelle il a consacré toutes les lumières de son intelligence, toutes les ressources de son cœur et toutes les forces de son corps suit, à travers mille épreuves dont elle sort toujours victorieuse, une marche ascendante dont rien n’arrête les progrès ; le peuple fatigué du joug que le protestantisme anglais fait peser sur ses épaules, se déclare tout bas et quelquefois ouvertement l’ami des Pères, le sol se couvre d’édifices religieux, les écoles chrétiennes sont en pleine prospérité et peuvent avantageusement affronter à ciel ouvert la concurrence avec leurs adversaires, les masses sont ébranlées, les grands du royaume reconnaissent l’incontestable supériorité de la religion de Jésus-Christ sur toutes celles qu’elle vient renverser et supplanter, la reine elle-même et le premier ministre sont obligés de rendre à plusieurs reprises un public hommage à ces hommes désintéressés qui leur apportent dans les plis du drapeau de la France le secret de la véritable civilisation.

          Aussi, fécondé par les travaux et les sueurs des missionnaires, le désert fleurit ; ces contrées jusqu’alors stériles donnent à Dieu comme prémices du sacerdoce le P. Basilide, fils d’un prince sakalave, trop tôt enlevé à l’affection de ses néophytes ; plusieurs enfants malgaches traversent les mers et viennent demander aux écoles apostoliques de notre beau pays de France de protéger leur vocation ; quelques jeunes filles, éprises des charmes de la vertu, demandent à revêtir les livrées des épouses de Jésus-Christ, et avec l’inébranlable fermeté que donne la conviction du devoir accompli, peuvent jeter à la face de leurs barbares persécuteurs cette fière parole d’un saint Père : un chrétien peut être mis à mort, mais vaincu, jamais ; les malgaches convertis au christianisme persévèrent dans la bonne voie, et dans leur ardeur pour le bien, quelques-uns donnent des exemples qui laissent bien loin derrière eux beaucoup de fidèles de nos contrées catholiques ; la foule remplit les églises dans la campagne ; et à Tananarive, la future cathédrale de Madagascar voit aux grandes fêtes la table sainte assiégée par une multitude avide de recevoir son Dieu ; les Pères appelés de toutes parts ne peuvent faire droit à toutes les exigences, et débordés de travail, succombant sous l’effort, ils répètent, en criant au secours, cette parole du divin Maître : la moisson est abondante et les ouvriers sont en petit nombre.

          Le P. Barbe eut une large part dans les magnifiques résultats réalisés en si peu d’années à Madagascar par les intrépides disciples de Saint Ignace ; le P. Cazet nous disait lui-même que les malgaches le préféraient aux autres missionnaires, qu’ils aimaient beaucoup sa parole ardente, toute pleine de cœur et souvent éloquente, et que plus d’une fois il s’est fait entendre avec un vrai succès dans la capitale, aux jours des plus grandes solennités.

          Et comme si la Grande Terre n’avait pas suffi à son zèle, il ne cessait, comme autrefois à Saint-Affrique, à Vals et à Laon, d’exercer son fécond apostolat au sein de sa famille. Il s’était engagé à ne jamais laisser passer trois mois sans lui adresser une de ses lettres ; c’était une règle inviolable qu’il s’était imposée, et pas une seule fois il n’a failli à sa parole. Et qu’elles sont touchantes ces lettres, véritables monuments de piété et de tendre sollicitude ! comme nous voudrions que ceux qui accusent la religion de dessécher les cœurs vinssent s’assurer, en les lisant, de l’injustice de leurs incriminations ! quel dévouement, quel zèle et quelle charité ! nous regrettons sincèrement que les détails intimes renfermés dans celles qui nous ont été personnellement adressées ne nous permettent pas d’en citer de nombreux extraits, et de communiquer ainsi à ceux qui lisent ces lignes les impressions qu’elles nous ont causées. Dieu seul peut savoir quelle édification, quelle lumière et quelle force nous y avons puisées, de quel bien elles ont été pour nous l’instrument !

          Qu’il nous soit permis du moins d’en détacher sommairement ce qui a trait à l’un des événement les plus importants qui aient marqué l’existence de la mission de Madagascar ; nous voulons parler du voyage de Monseigneur Delannoy dans ces contrées que le pied d’aucun évêque catholique n’avait encore foulées jusqu’à ce jour.

          Le peuple malgache est un peuple encore enfant. Ce qui frappe ses yeux pour la première fois lui est toujours une merveille. Aussi lorsqu’il vit venir à lui avec toute la pompe d’une marche triomphale un pontife chrétien, celui-là même que Dieu destinait à être l’ange de nos deux Eglises d’Aire et de Dax, son admiration et son enthousiasme ne connurent plus de bornes. " Non jamais, nous écrivait le P. Barbe à la fin de l’année 1875, non jamais pareille chose ne s’est vue à Madagascar ; nos malgaches ont fait à Monseigneur, qui en a été profondément ému, de véritables ovations. Aussi réjouissez-vous ; car le triomphe de notre cause est complet, nos amis sont heureux et nos ennemis atterrés ; nos chrétiens se sentent animés d’un nouveau courage, et notre mission va prendre dès ce jour une impulsion nouvelle dont nous serons redevables après Dieu à Monseigneur l’Evêque de Saint-Denis. "

          Qu’on devine la joie qu’éprouva notre missionnaire lorsqu’une lettre venue de France lui annonça que Monseigneur Delannoy et M. Mouton, son Grand Vicaire, ces deux hommes pour lesquels il avait une si profonde vénération et une affection si sincère, étaient appelés à gouverner le diocèse d’Aire ! " Quelle bonne nouvelle vous venez m’apprendre, nous écrivait-il à la date du 15 mai 1877, Monseigneur Delannoy devient notre évêque ! Dieu se montre bien bon en vous le donnant. Nous avons eu le bonheur de le posséder trois mois à Madagascar, et il nous a tous enchantés. Si vous pouvez le rencontrer dans quelqu’une de ses visites pastorales, demandez-lui s’il se souvient encore du pauvre P. Barbe ; il me connaît, car j’ai été son interprète à Ambohidratrimo. Monseigneur a laissé ici le plus pieux souvenir, et jamais on n’oubliera son passage parmi nous ; il nous a promis de se souvenir de nous devant Dieu ; cette promesse fait notre consolation. "

          On le voit, nous n’émettions pas une appréciation hasardée en affirmant que le P. Barbe avait pour ceux que Dieu a placés à la tête de notre Diocèse la plus filiale affection. Nous devons ajouter qu’à leur tour Monseigneur et son Grand Vicaire l’estimaient et l’aimaient sincèrement. Dans sa remarquable instruction pastorale pour le Carême de l’année 1881, Sa Grandeur, s’adressant à ses diocésains, leur parle en ces termes : " A Madagascar… dans cette grande île où, en arrivant il y a trente ans, nos missionnaires ont dû commencer par composer la grammaire et le dictionnaire de la langue du pays, nous avons trouvé des écoles admirablement tenues, dans lesquelles des milliers d’enfants encore à demi sauvages apprenaient, et avec un succès étonnant, tout ce qu’on enseigne dans nos écoles de France, y compris notre idiome. Nous sommes d’autant plus fiers d’évoquer ce souvenir, que beaucoup des vaillants apôtres sous la direction desquels fonctionnent ces merveilleuses institutions sont des fils de notre Diocèse. Ce sont eux qui nous avaient appris à estimer et à aimer par avance ce clergé dont la Providence, sans qu’il nous fût possible de nous en douter alors, devait nous confier un jour la direction. " Trois ans avant, Monseigneur écrivait à son clergé : " Pour vous tracer le portrait du prêtre, nous n’aurions qu’à vous montrer le Missionnaire, tel que plusieurs de vos compatriotes que nous avons rencontrés sur des plages lointaines, consacrant à des pauvres sauvages la plus belle intelligence et le plus noble cœur. "(1) Tout le clergé landais a reconnu dans ces lignes le P. Barbe et son infatigable collaborateur, condisciple et ami, le P. Caussèque. Et comme preuve de ses sentiments à l’égard de l’apôtre de Madagascar, Monseigneur a bien voulu lui envoyer, par notre intermédiaire, sa photographie avec quelques mots pleins d’affection, écrits de sa propre main : " Précieux trésor, nous disait l’humble Père dans sa reconnaissance ; je l’ai en ma possession, et je le garderai religieusement jusqu’à mon dernier soupir. "

(1) Instruction pastorale du Carême de 1878.

          Et comme si tout ce qu’il avait fait était peu de chose, Monseigneur a voulu encore aller plus loin, et mettre le comble à toutes ses bontés. Lorsqu’il est passé à Tilh à l’occasion de sa première visite pastorale, il s’est rendu lui-même avec M. Mouton auprès de Melle. Carmelle Barbe, pour lui parler de son frère et lui dire en quelle haute estime il le tenait. Au comble de la joie, le P. Barbe, que nous avions bien vite initié à tous ces détails si intéressants, nous écrivait en 1878 : " Je me suis empressé de remercier Monseigneur et son Vicaire Général de toutes les bontés qu’ils ont eues pour vous et pour tous nos autres parents, surtout dans la visite solennelle qu’ils ont faite à Carmelle, ma très chère sœur. Si je n’avais pas lu moi-même la relation très exacte que vous me donnez, j’aurais quelque peine à croire tout ce qu’on me dit ; mais rien ne m’étonne de la part de Monseigneur et de son digne Grand Vicaire, en fait de prévenances et de délicatesses. Les Landais étaient déjà bons, mais ils deviendront encore meilleurs sous leur sage et paternelle direction. "

          La prophétie du P. Barbe s’est réalisée de tous points pour ce qui nous concerne, et ses espérances ont été même dépassées ; il a été prophète aussi lorsqu’il annonçait qu’après la visite de Monseigneur Delannoy la mission de Madagascar prendrait un nouvel essor. Forts des encouragements qu’ils avaient reçus, les ouvriers apostoliques reprirent leurs travaux avec une ardeur renouvelée, et la vérité nous oblige à le dire, le succès a couronné leurs efforts.

          Le P. Barbe continuait son œuvre aux environs de la capitale, et de temps en temps revenait auprès de ses chers Vonizongo pour soutenir la persévérance de ceux qui s’étaient déjà donnés à Jésus-Christ et faire de nouvelles conquêtes . Comme il se fatiguait beaucoup dans ses lointaines expéditions, ses Supérieurs eurent pitié de lui ; et pour ménager ses forces qu’il ne consultait jamais quand il s’agissait du bien à accomplir, ils lui donnèrent un petit cheval, chose tellement rare à Madagascar, que lorsque le missionnaire arrivait dans ses différent postes, le cavalier était pour un instant tout-à-fait oublié, et la monture absorbait tous les regards.

          Fotsy-Kely, tel était le nom de l’animal qui était devenu le compagnon de voyage de notre cher missionnaire ; le P. Barbe s’y était attaché, et quand il nous retrace les services qu’il en reçoit, il nous semble lire la page de Silvio Pellico nous parlant de l’araignée qui vient le visiter dans sa prison, ou encore l’histoire de saint François d’Assise s’adressant à ses frères les oiseaux ou sa sœur la brebis. Ainsi font les hommes de Dieu ; leurs yeux toujours ouverts aux vues surnaturelles distinguent, même dans les êtres sans raison, l’image des perfections du Créateur, et ces êtres sont pour eux comme l’échelle mystérieuse par laquelle leurs cœurs montent jusqu’au trône de l’Eternel.

          Le ciel avait ménagé une grande consolation aux missionnaires de Madagascar ; tous ceux dont les postes avoisinaient Tananarive montaient chaque mois à la capitale pour y jouir pendant quelques heures des charmes de la vie de famille. Le P. Barbe, dont le cœur fut toujours si aimant et si sincèrement attaché à ses frères, était dans une vraie jubilation lorsque le jour de la réunion arrivait ; auprès des Pères, il venait secouer la poussière qui s’était attachée à son âme, faire la confidence de ses peines et le récit de ses travaux, soumettre ses difficultés et chercher des lumières et des conseils ; puis, rempli d’un nouveau courage et animé d’une nouvelle ardeur, il reprenait le chemin de sa mission et continuait, loin des yeux des hommes, sous le seul regard de Celui qui voit dans le secret, sa vie d’immolation et de sacrifice, gagnant les cœurs à Dieu et travaillant lui-même à sa sanctification.

          Cependant le temps marchait et l’heure vint qui devait ramener le 25 ème anniversaire du jour à jamais mémorable où les condisciples du P. Barbe entendirent leur Evêque leur adresser cette parole : Vous êtes prêtres pour l’éternité !

          Depuis quelques années, N. – D. de Buglose voit accourir à ses pieds, de tous les points du Diocèse, un certain nombre d’ecclésiastiques qui, à un jour déterminé, se donnent rendez-vous auprès de la madone ; ce sont les prêtres qui viennent célébrer leurs noces d’argent dans le célèbre sanctuaire.

          Ceux dont le P. Barbe fut le compagnon d’études voulurent eux aussi suivre la pieuse tradition, et la pensée leur vint d’associer à leur fête ceux de leurs frères que le souffle de Dieu avait jetés sur d’autres plages. Une lettre vint donc annoncer au missionnaire de Madagascar que le 17 mai 1881, tous ceux dont il avait partagé les travaux au petit séminaire d’Aire et au grand séminaire de Dax, et dont Dieu avait orné le front de la couronne du sacerdoce, allaient renouveler la mémoire du plus beau jour de leur vie, et goûter ensemble la vérité de ces paroles du Prophète royal : Qu’il est bon, qu’il est doux pour des frères d’habiter ensemble !

          Voici en quels termes le P. Barbe remercia ses amis :

" Tananarive, 2 octobre 1881.

                    Mes bien chers condisciples,

          Je vous remercie très sincèrement de tous les souvenirs précieux que vous nous avez envoyés en mémoire de notre jubilé sacerdotal, au P. Caussèque et à moi ; tous ces objets seront soigneusement conservés ; nous les garderons comme un gage de l’union et de l’amitié que les temps et les distances n’ont fait qu’accroître de plus en plus. Au 17 mai, cette union et cette amitié ont pris un nouvel élan qui aura sa consommation dans l’éternité bienheureuse.

          Permettez-moi, bien-aimés condisciples et amis, de vous remercier pour ma part d’avoir bien voulu m’associer à une fête peut-être sans exemple dans les annales de l’Eglise. Tous les ennuis , toutes les peines, tous les frais ont été pour vous ; mais quand il s’agit d’honneurs, de privilèges, de biens spirituels, vous les partagez généreusement et sans réserve avec ceux qui ne sont qu’un prête-nom et qui n’ont absolument rien fait. Oh ! que Notre – Dame vous récompense tous pour votre grande charité ! Nous n’avons que nos tribulations, nos prières et nos sacrifices à offrir à Dieu pour vous ; sachez bien que vous y avez et que vous y aurez toujours la plus large part, quel qu’en soit d’ailleurs le mérite personnel.

          …Reconnaissance à vous tous, mes biens chers condisciples et amis ! honneur à vous aussi ! car votre vie déjà si pleine de bonnes œuvres, votre charité et votre désintéressement sans bornes, votre amour filial et tout exceptionnel pour la bonne Mère sont désormais inscrits et gravés en caractères ineffaçables dans le sanctuaire toujours si cher de Notre – Dame de Buglose. Et mon nom est là à côté du vôtre, près de l’image vénérée de Marie ! C’est trop d’honneur et de bonheur ! merci ! merci ! merci !

          …Vous avez encore donné dans cette fête une grande part à la Compagnie de Jésus. Nous sommes tous élèves de cette Compagnie, et malgré les circonstances difficiles du moment, vous n’avez pas craint de vous afficher comme tels, et d’affirmer hautement votre amour et votre dévouement pour elle. Deux de vos condisciples sont membres de cette Société, vous l’avez rappelé sur tous les tons, sous toutes les formes et en des termes fort louangeux. Plaise à Dieu qu’ils soient mérités ! Vous avez tenu à honneur de donner la présidence de notre fête de famille à un Père de la Compagnie, celui-là même qui vous avez engendrés et formés autrefois à la vie sacerdotale. Grâce à Dieu, ce père de vos âmes a pu constater par lui-même que vous n’êtes pas des enfants dégénérés ; au contraire, il a trouvé en vous la pleine maturité de toutes les vertus du prêtre qu’il avait autrefois semées dans vos cœurs. Donc, merci du bon souvenir que vous daignez conserver à cette Compagnie de Jésus et à ceux de ses enfants en particulier qui travaillent sur les plages lointaines au salut des pauvres âmes.

          Je voudrais tous vous nommer, mes bien chers condisciples et amis, et dire un mot à chacun de vous. Qu’il me suffise de vous dire que vos noms bénis et tendrement aimés, seront précieusement conservés dans mes mains et dans mon cœur jusqu’à mon dernier soupir.

          Je demande au divin cœur de Jésus et à Notre – Dame de Buglose, qu’au milieu des temps malheureux que nous traversons et des événements si critiques qui nous menacent, nous demeurions fermes au poste sans jamais fléchir, jusqu’à notre dernier souffle. Heureux ceux qui persévèrent jusqu’à la fin ! Mais confiance, un vrai enfant de Marie ne saurait périr, et grâces soient rendues à Dieu, nous sommes de ce nombre.

          Je vous embrasse tous avec la plus grande effusion dans les saints cœurs de J. M. J. Croyez-moi toujours votre ami et votre condisciple dévoué, en union de vos prières et de vos Saints Sacrifices.

Le plus petit d’entre vous tous,
P.-.F. Barbe,
Missionnaire à Madagascar.
 "

          L’affection si tendre et si profonde que le P. Barbe ne cessa de porter à ses condisciples, et dont l’expression si franche et si sincère donne tant de charme à la lettre que nous venons de transcrire, lui était rendue par tous ceux qui autrefois vécurent de sa vie. Ils l’aimaient réellement et puisaient les sentiments dont ils étaient animés à son égard dans l’estime qu’ils professaient pour lui. Tous ceux que nous avons interrogés pour recueillir de leur bouche quelques détails édifiants nous ont dit avec un accent de conviction qui nous a frappé, et avec un accord qu’on aurait pu croire concerté d’avance : le P. Barbe fut toujours un saint (1), et même au séminaire il volait plutôt qu’il ne marchait dans la voie de la perfection sacerdotale. Aussi, comme ils ont vivement insisté pour nous déterminer à produire sa vie au grand jour et à faire resplendir son âme si pure, si candide et si aimante à travers les pages de ces lettres si touchantes et si pieuses qu’il nous adressait de la Grande Terre de Madagascar !

(1) - Conformément au décret d’Urbain VIII, chaque fois que nous disons que le P. Barbe est un saint, nous n’entendons émettre qu’une appréciation personnelle. Nous sommes heureux de nous soumettre avec le plus profond respect et le plus filial amour à l’autorité de la sainte Eglise, qui seule a le droit de prononcer sur l’héroïcité des vertus de ses enfants.

 

          " Que vous dirai-je, nous écrit celui qui fut, comme il l’appelle lui-même, " le bien-aimé directeur de son âme , "(1) Que vous dirai-je sur le compte de celui que je pleure, quand je pense qu’il nous a été ravi. ? pendant tout son séminaire, il ne cessa pas un seul instant d’être un modèle de régularité et de vertu. Faites donc tous vos efforts pour célébrer dignement celui qui fut sur la terre un de mes plus chers amis, et qui voudra bien, je l’en supplie, prier pour moi au ciel. "

          " La nouvelle de la mort du P. Barbe a fait à mon cœur une profonde blessure, nous dit de son côté un de ses condisciples que la confiance de son évêque vient d’appeler à un des premiers postes du diocèse (2). Il était si bon ! jamais je ne pourrai l’oublier. Que je fus heureux de le revoir lors de sa dernière apparition dans le pays ! son souvenir ne quittera pas ma mémoire, et je garderai comme une précieuse relique jusqu’à mon dernier soupir la photographie de celui qui pour moi est un saint. "

          " Vous m’interrogez sur le bon P. Barbe, nous écrit de son côté un de nos prêtres les plus éminents (3).

Que faut-il que je vous dise de celui qui fut un de mes intimes, un élève laborieux, un lévite qui a réalisé toutes les promesses et toutes les espérances qu’il donnait ?

          Sans vouloir ici vanter ma classe, j’ose affirmer qu’elle a fait époque au séminaire de Dax. Les

Révérends Pères Jésuites, et surtout le P. Paysan, se plaisaient à reconnaître le bon esprit qui nous animait, et l’entrain sacerdotal qui nous conduisait.

          " Vous le voyez, ce que je vous dis est peu de chose, et pourtant j’estime que c’est beaucoup pour le bon P. Barbe ; car en toutes ces choses, c’était un des premiers. "

(1) - M. Dubroca, curé de Habas.
(2) - M. Campagne, curé doyen d’Arjuzanx.
(3) - M. Dutiné, curé de Linxe.

 

          Voilà le P. Barbe jugé par ceux qui le virent de plus près, et qui par conséquent ont été à même de mieux le connaître et de mieux l’apprécier. Ses Supérieurs sont là pour nous affirmer qu’il fut à la fin de son existence ce qu’on le vit dans les années de sa jeunesse et de son ardeur sacerdotale, avec cette différence que " puisant le secret de ses progrès constants dans une piété solide, sa vie toute entière fut une marche ascendante vers Dieu. " Ce sont les propres expressions du R. P. Cazet dans la lettre qu’il adresse au R. P. Provincial pour lui apprendre la mort d’un de ses meilleurs ouvriers.

          En attendant que les douloureux événements que nous venons de traverser obligent le Préfet apostolique de Madagascar à nous envoyer cette consolante parole avec le triste message, le P. Barbe poursuit vaillamment son œuvre, et s’applique, sans que son humilité s’en doute, à mériter qu’elle soit prononcée sur sa tombe.

          On serait peut-être bien aise de savoir ce que faisait l’humble missionnaire à la fin de sa vie et à la veille du jour où la persécution devait l’enlever à l’affection de ses chers malgaches.

          Nous sommes servis à souhait par la dernière lettre qu’il nous a envoyée de Tananarive, six mois avant sa mort. Nous sommes heureux de la reproduire :

" Tananarive, le 24 avril 1883.

          Mes biens chers parents,

          …Je vous ai envoyé ma photographie que vous réclamiez depuis si longtemps, et vous me dites qu’après l’avoir considérée avec attention vous avez eu quelques peines à me reconnaître. Ne soyez pas trop étonnés : j’ai pris dans ces pays tropicaux un teint qui n’est pas éclatant de blancheur ; le soleil m’a un peu doré de ses rayons, et puis je me fais vieux. Plusieurs de mes dents sont tombées, ma barbe blanchit ; cependant je ne suis pas encore trop cassé de vieillesse, et sans quelques coliques assez fortes qui me fatiguent de temps en temps, je pourrais dire que ma santé est bonne. Je puis même faire à pied, trois, quatre et cinq lieues de chemin pour desservir les différents postes qui me sont confiés.

          Voulez-vous savoir maintenant quelle vie je mène dans ces parages ? J’aurais beaucoup à vous dire, et je dois me borner.

          Le proverbe dit : il faut d’abord songer à vivre. Sur ce point je tâche de simplifier les choses le plus possible ; le matin, pour mon déjeuner, je prends un peu de café noir ; à midi, deux œufs et un petit morceau de viande, s’il y a du dessert on en mange, sinon on s’en passe. A souper, encore un petit morceau de viande et quelques légumes. Notez qu’il faut encore s’occuper de l’achat de toutes ces chose, de la manière dont on les fait cuire, du bois ou plutôt de l’herbe sèche qu’on brûle à cet effet ; sans quoi votre domestique qui n’est pas toujours un homme de confiance pourrait bien vous tromper un peu. Voilà pour le matériel.

          Pour le spirituel ou les œuvres de zèle, nous avons les offices, les chants, les catéchismes, les écoles, la visite et le soin des malades (sachez que je suis un peu médecin à ma façon, et qu’avec les remèdes des excellentes demoiselles Dagès je fais des cures merveilleuse), la prédication, l’apostolat à domicile, l’enseignement sur les grands chemins, sur les places publiques et dans les bazars. Mais ce n’est pas une paroisse ou assemblée à desservir ainsi ; pour mon compte j’en ai une dizaine dispersée sur une longue étendue de terrain. Si je voulais les parcourir toutes d’un seul trait sans m’arrêter, je mettrais bien huit heures. Ah ! il faut l’avouer, notre vie est pénible, et on a besoin pour prendre courage de se rappeler souvent la vie, la mort et surtout la Passion de Notre-Seigneur, sans oublier la récompense qui nous attend dans le ciel. Qui l’aura, cette récompense ? Je vous avoue franchement que, quoique chrétien, religieux, prêtre et missionnaire, j’ai une peur incroyable de paraître devant le Souverain Juge. Et ce ne sont pas là des craintes chimériques ; ces appréhensions vraies ont un fondement réel. Tant de grâces reçues et si peu de bien réalisé, en soi et dans les autres ! il y a réellement de quoi trembler ! quel parti prendre donc ? se confier d’abord dans la grande miséricorde de Dieu, et puis tâcher de mieux faire à l’avenir. Ah ! certes, ce n’est pas que je craigne la mort pour la mort ; je ne tiens pas à la vie, je ne l’ai jamais aimé nulle part ; mais il faut gagner le ciel et aussi quelques âmes s’il y a moyen. Après avoir fait à peu près ce que j’ai pu, je me mets entre les mains du bon Dieu pour la vie et pour la mort, avec l’espérance cependant de posséder la vie éternelle. Quand serons-nous réunis ensemble, pour ne plus nous séparer jamais ? Quand cela plaira au bon Dieu.

          Allons ! prions bien, afin qu’aucun de nous ne manque à ce rendez-vous de félicité. Encore quelques jours peut-être et nous irons rejoindre nos bien-aimés parents qui nous ont précédés dans l’éternelle béatitude.

          Adieu ! priez bien pour moi ! je vous embrasse tous affectueusement. Bien à vous tous et de tout cœur.

F. Barbe, s. j. "

          Cette lettre était écrite dans le mois d’avril ; au mois de mai le P. Barbe s’enfermait dans la maison que les Pères possèdent à Ambohipo, et faisait sa retraite. Ce devait être la dernière. Voici ce qu’avant de l’achever il écrivait sur son cahier spirituel :

          " J’ai près de 53 ans d’âge, 30 ans de Compagnie, et 16 ans de mission dans les pays étrangers. Pendant ce temps Dieu a beaucoup travaillé en moi ; je puis dire qu’il est allé de prodiges en prodiges dans son immense bonté à mon égard, malgré toute mon inconstance, toutes mes défections et toutes mes ingratitudes…

          Une chose que je comprends mieux pratiquement aujourd’hui, c’est qu’il est impossible de faire du bien dans les âmes si l’on n’est pas soi-même un saint et un grand saint. Or il me semble que la sainteté a sa source principale dans l’accomplissement parfait des exercices de piété. C’est assez dire qu’à l’avenir je m’appliquerai à les faire de mon mieux. "

          L’épreuve suprême peut venir maintenant ; l’homme de Dieu armé de toutes pièces est prêt à en soutenir victorieusement l’effort.


Chapitre IX

L’exil.

          L’orage grondait depuis longtemps sur la terre de Madagascar. L’Angleterre, grâce aux prédicants de ses diverses sectes, arrivait insensiblement à la réalisation de ses plans ambitieux, et peu à peu les Malgaches fatigués du protectorat de la France, foulant aux pieds avec une insigne mauvaise foi les traités déjà conclu, rendaient nos relations avec les Hovas tellement difficiles que, pour des raisons que nous n’avons pas à exposer ici, la flotte française se voyait obligée de bombarder les côtes de la grande île.

          La reine et le premier ministre répondirent à cette déclaration de guerre par un édit de proscription ainsi conçu :

          " Aux citoyens français habitant l’Emirne : Voici ce que nous vous disons : Considérant les hostilités commencées dans le Nord par l’amiral Pierre, vu le désir que nous avons de respecter vos personnes, nous vous donnons jusqu’à mercredi 30 mai 1883 pour quitter le pays et repasser les mers. "

          Une lettre contenant cette sentence d’exil est immédiatement remise aux Pères, et dès ce moment ils sont considérés comme proscrits. En vain font-ils remarquer au gouvernement malgache qu’il leur sera impossible en si peu de temps de faire leurs préparatifs de voyage, et de régler toutes choses ; que plusieurs missionnaires étant retenus dans leurs postes à la campagne, et quelques-uns à des distances considérables, il leur faudra plusieurs jours pour monter à la capitale ; toutes les observations sont inutiles, et les Pères comprennent alors qu’ils ne doivent plus mettre leur espoir qu’en Dieu.

          Des courriers sont aussitôt expédiés dans toutes les directions, pour signifier aux persécutés de J. C. leur sentence d’exil, et la plupart arrivent à temps pour partir avec la grande caravane.

          Le P. Barbe est là, lui aussi, prêt à entrer dans la voie douloureuse qui pour lui seul doit aboutir au Calvaire.

          Un appel suprême est adressé pour les derniers adieux aux catholiques de Tananarive, qui foulent aux pieds toutes les menaces et toutes les craintes, et se précipitent dans l’église. Le Saint-Sacrement demeure exposé jour et nuit jusqu’au départ des Pères, les confessionnaux sont assiégés par une multitude de pénitents sans cesse renouvelée ; on prie, on pleure : c’est un spectacle à la fois triste et solennel.

          La persécution qui commence donne à la vertu de ces chrétiens récemment enfantés à J.-C. l’occasion d’éclater au grand jour. " Laissez-moi communier, disait l’un deux ; avec mon Dieu je ne craindrai plus la mort. " Un autre répétait la parole si familière aux martyrs : " On pourra nous tuer, mais jamais nous ne renoncerons à la religion catholique. "

          Cependant le moment fatal approche, et les pauvres missionnaires entourés de leurs enfants qui pleurent, le cœur brisé et les yeux en larmes, vont dire adieu à cette terre de Madagascar qu’ils ont fécondée de leurs travaux, arrosée de leurs sueurs, et sur laquelle ils auraient voulu mourir.

          Le mercredi 30 mai, à dix heures et demie, ils sont tous réunis à l’église ; le P. de La Vaissière, leur Supérieur Général, leur adresse ces paroles : " Voici le moment du sacrifice ; faisons-le de tout notre cœur…Nous quittons notre chère Mission. Avant de prendre le chemin de l’exil, appelons sur nous la protection de Dieu. "

          Le P. Supérieur commence la prière en face de l’autel dépouillé ; les autres Pères répondent ; mais les sanglots étouffent leur voix.

          Tout est consommé ; ils sortent de l’église, les porteurs sont là, tout est prêt, on part.

          La pieuse caravane se met en marche ; elle se compose de 30 Pères, de 10 Frères coadjuteurs, de 3 Frères de la Doctrine Chrétienne, et de 11 Sœurs de Saint-Joseph de Cluny. Les proscrits traversent la place d’Andohalo, trop petite pour contenir la multitude qui s’y est précipitée, et qui, silencieuse et sympathique, s’écarte sur leur passage en leur ouvrant entre ses rangs pressés un petit sentier par lequel ils défilent un à un.

          En ville, l’attitude de la population est parfaite ; c’est vraiment le triomphe de la religion.

          Mais l’ennemi de tout bien rugissait dans l’ombre, et avait juré de tirer vengeance du dommage fait à sa cause par les vaillants ouvriers de J.-C. Les Pères passent dans un camp où l’armée Malgache avait dressé ses tentes ; quelques jours auparavant l’un d’entre eux y apparaissait, et on criait Hosanna autour de lui ; aujourd’hui la scène change, et on n’entend plus que ce cri de mort : Qu’ils soient crucifiés !

          Travaillés par quelques chefs plus faméliques que guerriers, les soldats s’attroupent sur les chemins, et à certains moments s’opposent au passage des Pères. Ils vomissent contre eux un torrent d’injures qu’une plume honnête se refuse à transcrire ; cette soldatesque effrontée va jusqu’à frapper ces innocentes victimes ; les uns reçoivent des coups de poing, les autres sont violemment tirés par la barbe, tous sont abreuvés d’ignominies. Mais à l’exemple de N.-S. avec lequel ils ont aujourd’hui un trait de ressemblance plus parfaite, comme des agneaux que l’on conduit à la mort, ils n’ouvrent pas la bouche pour se plaindre, et poursuivent, résignés à toutes les épreuves, leur marche douloureuse.

          En temps ordinaire, six ou sept jours suffisent pour franchir la distance qui sépare Tananarive de Tamatave ; les Pères mettront près d’un mois à effectuer leur pénible voyage.

          Ils feront régulièrement chaque jour deux étapes de deux à trois lieues chacune ; mais parce que la caravane est très nombreuse, et aussi à cause des soldats expédiés à Tamatave, ils seront souvent retardés dans leur marche, et plusieurs jours s’écouleront sans qu’ils puissent avancer d’un pas.

          Ils étaient partis le 30 mai ; le 1er juin l’Eglise célébrait la fête du Sacré-Cœur de Jésus. Que de fois et avec quel éclat ils l’avaient solennisée à Tananarive dans l’église qui lui est consacrée ! et aujourd’hui c’est sur le chemin de l’exil qu’ils offrent leurs louanges à celui qui a tant aimé les hommes.

          Effrayé à la seule perspective des calamités qui attendent les malheureux proscrits, le P. de La Vaissière, comme inspiré du ciel, propose de faire un vœu au Sacré-Cœur de Jésus, et avec l’assentiment général il formule à haute voix pendant le Saint Sacrifice la promesse solennelle d’une neuvaine de messes et de communions s’ils sortent tous sains et sauf des dangers qui les menacent.

          Le voyage continue sans autre incident que des privations de tout genre, des fatigues continuelles et des douleurs au-delà de toute expression.

          Mais tandis que les Pères s’éloignent de plus en plus, et pendant qu’ils gémissent dans l’exil, que vont devenir les infortunés chrétiens qu’ils ont laissés dans l’Emirne et à la capitale ? Quel sort est réservé à leurs églises et à leurs écoles ? Le bon Pasteur qui a tant fait pour les brebis de son nouveau bercail va-t-il les abandonner sans protection à la fureur de leurs ennemis ? Non, l’épreuve n’est pas la mort ; elle est entre les mains de Dieu un moyen de purification. Au reste N. – S. l’a dit, et il faut que sa parole se réalise pour sa gloire et le salut des âmes : Bienheureux sont ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume de dieu leur appartient !

          Les Pères commencent leur journée chaque matin à quatre heures ; à quatre heures et demie toute la Mission catholique est debout, et prête à entendre la Sainte Messe. Cette réunion, ces chants, ces prêtres, ces religieux, ces fidèles participant tous à la communion offrent un spectacle touchant, grave et solennel qui rappelle les scènes de la primitive Eglise, alors que l’évêque seul célébrait les saints mystères entouré de tout son clergé et du peuple chrétien, et que tous prenaient part au festin eucharistique, en même temps qu’ils assistaient au Saint Sacrifice.

          La caravane poursuit sa marche ; les soldats la précédent et se montrent parfois d’une insolence révoltante ; les voyageurs sont pillés, leurs bagages enlevés, et alors qu’ils ont à peine le nécessaire pour ne pas mourir de faim, on leur ravit encore le peu qu’ils possèdent. Et parce que toutes les épreuves leur étaient ménagées, trois Pères et une sœur tombent malades. De plus, de sinistres rumeurs circulent sur tous les points ; on annonce que les Français sont à même de bombarder Tamatave, et que la ville sera détruite avant que les exilés puissent y trouver asile. Que vont devenir les missionnaires à la merci des soldats malgaches, ennemis jurés de la France ? De toutes les poitrines oppressées par l’angoisse s ‘échappe ce cri de détresse : Seigneur, je remets mon âme entre vos mains.

          Cependant les Pères avancent peu à peu, et chaque jour les rapproche du terme de leur périlleux voyage. Mais une nouvelle émotion vient mettre leur courage à l’épreuve ; ils apprennent de source certaine que le premier coup de canon a été tiré sur la côte, et à cette nouvelle les porteurs refusent de faire un pas s’ils ne reçoivent pas en échange de leurs services le double de la rançon ordinaire. Que faire ? il faut s’exécuter ; la caravane monte sur des pirogues et arrive à Andevorante, où le gouverneur avait intimé la défense de vendre même des vivres aux Français. Quel sort leur est donc réservé, et vont-ils succomber misérablement aux horreurs de la faim ? Dieu les protège et veut qu’un chef malgache obtienne qu’il soit permis aux missionnaires d’acheter quelques poignées de riz.

          La nouvelle du bombardement de Tamatave se confirme ; on dit que le fort et les cases ne sont plus qu’un monceau de ruines, et que seules les maisons des européens sont encore debout ; le canon se fait même entendre dans le lointain. Quelle belle occasion de représailles, si Dieu ne vient pas en aide à ceux qui placent toute leur espérance dans son secours ! Mais sa main les garde, et ceux qui pouvaient si facilement les mettre à mort deviennent leurs sauveurs.

          Enfin, les voici parvenus à la dernière étape ; dans deux ou trois heures ils seront sous les murs de Tamatave. Mais la panique est générale, le village est abandonné, toutes les barques sont cachées, et les porteurs saisis par la crainte refusent d’aller plus loin ; seuls les Français peuvent avancer. Les exilés se jettent de nouveau avec confiance dans les bras de Dieu, et dans une prière commune le supplient de vouloir être jusqu’à la fin leur protection et leur salut.

          Leur confiance ne devait pas être trompée. O providence de Dieu ! ils venaient à peine de se mettre en marche que tout-à-coup ils aperçoivent au loin un groupe considérable qui d’un pas résolu semblait se diriger vers eux ; c’étaient les 200 soldats français que l’amiral Pierre, informé de l’arrivée des Pères et des dangers que courait leur vie, leur envoyait avec un canon, pour protéger leur retraite et les mettre à couvert des attaques des ennemis vaincus.

          Ils sont sauvés.

          Dieu soit loué ! Gloire au Sacré-Cœur de Jésus qui les a tous conduits sains et saufs ! Les voilà à Tamatave où le pavillon français flotte sur le fort. Brisés de fatigue et épuisés par les privations et surtout par les chagrins, mais pleins de courage, de reconnaissance et de résignation, ils se jettent tout en larmes dans les bras de leur Père bien aimé, le R. P. Cazet, qui les embrasse à son tour, et pleure avec eux sans pouvoir proférer une parole.

          En même temps que nous avons raconté l’exil de apôtres de Madagascar, nous avons fait l’histoire du P. Barbe, qui en partagea si largement toutes les épreuves, toutes les souffrances et toutes les amertumes.

          Arrivé à Tamatave, un de ses premiers soins est de nous relater sommairement les faits qui viennent de s’accomplir, et de nous donner une idée exacte de la situation que la persécution a créée aux missionnaires de Tananarive.

          S’oubliant lui-même, il ne pense qu’à ceux de ses frères exilés comme lui, que le mauvais vouloir du gouvernement malgache, la difficulté des chemins, les indignes traitements d’ennemis fanatisés retiennent peut-être encore à d’immenses distances et empêchent d’arriver à Tamatave. Aussi combien grande fut sa joie lorsqu’il vit arriver, après de difficultés inouïes, tout le personnel de la Mission des Betsiléos ! Mais cette joie ne tarda pas à être empoisonnée par la douleur qu’il ressentit en apprenant par les lettres du P. Chenay et du P. Morisson qui leur avaient survécu, et avaient pu aborder à Maurice, la mort du P. de Batz, d’Auch, et du F. Brutail, des Landes, qui avaient succombé aux privations, aux fatigues, et peut-être aux tortures de la faim.

          Que la volonté de Dieu soit faite ! disait sans cesse le P. Barbe à l’annonce d’un nouveau malheur, et lorsqu’il sentait devenir plus pesante encore la croix déjà si lourde que la main du Seigneur avait placé sur se épaules.

          Cette parole, il eut de nombreuses occasions de la répéter ; car chaque jour amenait pour lui de nouvelles souffrances. " Qu’une ville en état de siège est donc triste ! écrivait-il à la date du 6 août 1883. Que de ruines ! que de désastres ! que d’incendies ! plus de vie, plus de commerce, plus de mouvements. Il nous est défendu de franchir la petite barrière qui fait le tour de la ville ; aussi voilà trois semaines que je n’ai pas mis les pieds en dehors de l’enclos de la Mission. Nous ne pouvons recevoir aucune provision de l’intérieur de l’île, qui est complètement fermée ; nos approvisionnements, qui sont loin d’être suffisants, nous viennent par la voie des navires et sont d’une cherté excessive. Que de choses nous manquent en fait de nourriture, de logement et de vêtement ! Plusieurs d’entre nous sont arrivés, n’ayant que ce qu’ils portaient sur leur corps. Mais nous avons fait vœu de pauvreté, et nous devons nous estimer heureux d’en éprouver en ce moment quelques effets pratiques. "

          Aux privations auxquelles il est impossible de se soustraire dans une ville occupée militairement, vint s’ajouter pour nos missionnaires une épreuve d’un nouveau genre ; les fièvres et les maladies se jetèrent dans leurs rangs, et obligèrent le Préfet apostolique à envoyer à Bourbon et à Maurice plusieurs de ses ouvriers. Le P. Barbe, qui resta près de lui, eut sa large part ; il est obligé d’en convenir malgré le désir qu’il avait de garder à ce sujet le secret le plus absolu.

          " Oh ! merci, s’écrie-t-il dans la dernière lettre qu’il nous a écrite, le 5 octobre 1883, merci de la compassion que vous voulez me porter au milieu de nos infortunes ! elles sont grandes, poignantes, terribles ; mais, grâce à Dieu, la résignation de notre part est plus grande encore. Priez et faites prier beaucoup, afin que notre abandon à la divine Providence soit toujours plein et entier. La théorie de cet abandon lue dans les livres nous paraît admirable ; mais quand il faut réellement en venir à la pratique, les difficultés apparaissent. On y arrive cependant avec la grâce de Dieu !

          Soyez tous sans préoccupation sur mon compte ; Dieu me garde dans toutes mes voies. Quant à retourner en France, la pensée ne m’en est jamais venue ; merci donc, merci à tous des propositions charitables que vous me faites !Contentez-vous d’aller prier souvent pour le pauvre exilé, dans notre chère église de Doazit.

          En supposant que par suite de certaines circonstances je dusse quitter Tamatave, nous avons là à côté de nous Bourbon et Maurice ; on trouvera bien quelque petit coin pour m’y caser. Et si ces deux îles se fermaient pour nous, n’avons-nous pas encore toute l’Afrique, l’Asie et l’Amérique, sans compter les îles de l’Océanie,

où nous pourrions au besoin aller exercer notre zèle ?

          Nous attendons, nous patientons, et nous prions. Nous espérons surtout et nous avons la confiance que de beaux jours ne tarderont pas à se lever pour la mission de Madagascar aujourd’hui si éprouvée, et qu’une grande moisson y attend les ouvriers apostoliques. "

          Telles sont les dernières paroles tombées de la plume du missionnaire, quinze jours avant sa mort, paroles pleines de zèle qui révèlent toute son âme dévorée du besoin de se dépenser pour Dieu et pour les intérêts de sa cause.

          Mais le ciel trouvait assez riche la couronne que le vaillant apôtre s’était lui-même tressée au milieu de ses travaux, de ses fatigues et de ses peines ; les calamités de la suprême épreuve y avaient ajouté les derniers fleurons, et le moment était venu où Dieu avait décidé de la placer sur son front illuminé des splendeurs de l’immortalité.


Chapitre X

Les derniers jours du P. Barbe ; Hommages rendus à sa mémoire

          A peine arrivé à Tamatave, le P. Barbe vit sa santé s’altérer rapidement ; de nombreuses et fréquentes indispositions provoquées sans doute par l’espèce de martyre qu’il avait enduré, vinrent le surprendre et lui annoncer qu’il devait mettre la dernière main à l’œuvre de sa sanctification et se tenir prêt à répondre à l’appel du Seigneur.

          Il put cependant se rendre utile et remplir jusqu’au bout la tâche que ses Supérieurs lui avait assignée. Ainsi, le 7 octobre, en la fête du Saint Rosaire, si douce à son cœur, parce qu’elle lui rappelait, en même temps que les bontés de la mère la plus tendre, l’émission de ses premiers vœux, il donna dans l’église de Tamatave une instruction qui fut fort appréciée. Marie voulut que les derniers accents du missionnaire si cher à son cœur lui fussent consacrés, et elle-même guida sur ses lèvres sa parole que tous trouvèrent pleine d’une suave onction et d’une véritable éloquence. " …. N.-D. du Rosaire, disait-il, nous suit en tout temps et en tous lieux. C’est Marie qui s’inclina vers nous petit enfant, à l’appel pieux de notre mère de la terre. Oh ! qu’il était heureux ce petit enfant, lorsque sa mère lui disait qu’il avait une autre Mère bien meilleure au ciel, lorsqu’elle lui remettait pour la première fois un petit chapelet ! Marie veilla aussi sur notre adolescence, et qu’ils sont nombreux les dangers auxquels elle nous a soustraits !…Elle est encore la consolation du vieillard qui l’implore, et dont les pas se précipitent vers la tombe…. Ah ! quel beau spectacle que ces milliers de chrétiens prosternés devant la grotte de Lourdes prenant le chapelet, et par la prière contraignant en quelque sorte la T. S. Vierge à se montrer à l’humble Bernadette ! un pays qui a vu et voit encore chaque jour de si belles choses ne saurait périr…. "

          M. Le Consul et plusieurs officiers de terre et de mer qui avaient entendu le bon Père, demeurèrent une fois de plus convaincus de l’influence sérieuse et durable exercée par les missionnaires en pays lointain au grand avantage de la France catholique.

          Dès ce moment le P. Barbe se sentit très fatigué ; mais rien n’annonçait encore une prochaine catastrophe ; car sur les côtes l’état de malaise dont il avait à souffrir est assez ordinaire. Cependant ce qui se passait en lui était de nature à jeter l’alarme ; ses dernières dents branlaient et tombaient, son visage était extrêmement pâle, et ses lèvres avaient une teinte livide qui semblait présager la mort. Malgré tout, le bon Père résistait au mal avec la plus grande énergie, se montrait en récréation avec son amabilité ordinaire, et adressait à chacun de ses frères une de ces bonnes paroles dont il avait le secret.

          Le moment vint cependant où il dut s ‘arrêter.

          C’était le samedi 20 octobre. A 5 heures il se traînait péniblement vers l’église, et disait la sainte messe à l’autel de la T. – S. Vierge, en un jour consacré à Marie, dans un mois où l’Eglise s’applique à l’honorer d’une manière particulière et sur un autel qui lui était dédié. Ce fut la dernière fois que le généreux missionnaire, enfant de N. – D. de Buglose et de Maylis, offrit sur la terre l’Auguste Victime.

          Il avait eu une peine inouïe à achever le Saint Sacrifice, et le P. Gauchy remarqua que l’étole dont il s’était servi était inondée de sueur ;

          Après la messe il essaie de faire son action de grâces, sort un instant pour respirer, rentre bientôt après, s’assoit sur un banc, cherche une position, appuie ses bras et s’endort. Il ne tarde pas à se réveiller, et n’y tenant plus, il quitte l’église, monte dans sa chambre et se couche. Le docteur Trotet, médecin habile et ami particulier des Pères, est aussitôt mandé ; il prescrit un traitement et ne paraît pas préoccupé de l’état du malade. La journée du samedi se passe sans aucun incident sérieux, et on veut espérer encore que l’indisposition ne sera que légère. Cependant la nuit du samedi au dimanche fut agitée et douloureuse, et lorsque le matin le Frère infirmier voulut changer le linge du malade, il fut péniblement surpris de le voir s’affaisser sans force sur lui-même et tomber dans un état de prostration complète : c’était l’indice d’une fièvre très grave. La journée fut mauvaise, et la nuit du dimanche au lundi plus mauvaise encore ; la tête était prise par moment et la langue comme paralysée ; le Père entendait difficilement et parlait avec peine ; et comme son cœur était toujours au milieu de ses chrétiens qu’il ne devait plus revoir, dans son délire il parlait malgache, la langue de ses chers enfants.

          Le mal empire sans cesse ; le moment est venu de recourir aux derniers secours de la religion. Le R. P. Cazet s’approche du malade et lui annonce que le Père spirituel va venir pour lui donner l’absolution. " Dans quelques instants, répond doucement le P. Barbe ; je vais me préparer. " Il s’était confessé deux jours auparavant. A cause de la difficulté qu’il avait d’avaler même de l’eau, il ne put pas recevoir le Saint Viatique.

          A 10 heures et demie, la cloche appelait toute la communauté, et avec une émotion impossible à décrire mais que nous comprenons sans peine parce que nous connaissons son cœur, le R. P. Cazet donne au malade le sacrement de l’Extrême-Onction. Touchant et douloureux spectacle ! le P. Barbe est étendu agonisant dans ce lit où il va bientôt rendre le dernier soupir ; derrière le lit se trouve une petite statue du Sacré-Cœur de Jésus ; à gauche un tableau bien modeste de N.-D. des Sept Douleurs ; près de la porte la petite table de travail sur laquelle a été clouée une caisse qui forme deux rayons de bibliothèque. Dans ces rayons trois ou quatre livres avec quelques gravures dont une de saint Joseph et une autre de N.-D. de Buglose ; pour tout ameublement, une chaise, et dans un coin une boîte en fer blanc dans laquelle le bon Père a déposé quelques manuscrits. Le voilà bien, le pauvre de N. – S., qui a tout laissé pour le suivre.

          Les Pères se pressent dans la cellule et pleurent à chaudes larmes. Leurs yeux ne voient pas seulement dans le cher malade un Père et un Frère en religion ; leur pensée va encore jusqu’à Doazit, jusqu’à la famille du missionnaire qui est loin de s’attendre à cette heure au malheur qui va la frapper.

          Hélas ! ni les soins du médecin, ni les prières ardentes qui montent vers le ciel ne peuvent arrêter le mal ; la fièvre va toujours croissant, la respiration devient embarrassée, le pauvre malade s’agite beaucoup, le dénouement approche.

          Aune heure et demie de l’après-midi, le P. Bareyt s’approche du mourant et lui dit à l’oreille : Père, demandez à la Sainte Vierge de vous guérir. Point de réponse. Un moment après, il lui suggère ces paroles : Jésus, Marie, Joseph ! et le cher malade répète bien distinctement : Jésus, Marie , Joseph !

          Deux ou trois minutes après entrent deux bonnes sœurs de Saint Joseph ; le Père ne paraît pas les reconnaître. Presque en même temps vient le P.Cazet : Père Barbe s’écrit-il, dites avec moi : Jésus, Marie, Joseph, je vous donne mon cœur, mon esprit et ma vie !Et le malade, quoique avec un peu de peine, répète l’invocation. Le P. Préfet poursuit : Jésus, Marie, Joseph, assistez-moi à ma dernière agonie ! Jésus, Marie, Joseph, faites que j’expire en paix dans votre sainte compagnie ! A ces mots le malade ne fait plus entendre des soupirs , et dit bien clairement : oh ! je n’ai pas oublié cela ! Le P. Cazet l’entretient ensuite de la Mission, et lui dit d’en recommander les intérêts à Saint Joseph. " Ah ! dit-il en se rappelant les paroles de l’oraison du saint patriarche qui revenaient souvent sur ses lèvres : que son intercession nous donne ce que nous sommes impuissants à obtenir ! "

          Le P. Préfet reste seul un instant avec le malade. Tout-à-coup il s’aperçoit que les yeux deviennent fixes et vitreux. C’est la fin ! s’écrit-il en tremblant, et il court avertir la communauté. Le docteur vient en même temps, et dit à son tour : tout espoir est perdu ! la mort est là !

          La cloche sonne ; l’agonie a commencé. Pour la seconde fois les Pères entrent dans la cellule ; le P. Lacomme donne l’indulgence plénière ; le Père spirituel renouvelle l’absolution ; on récite les prières des agonisants, et on supplie la Sainte Vierge de venir au secours de son serviteur. On arrivait à peine à cette parole :  " partez de ce monde, âme chrétienne ! " que la belle âme du P. Barbe, comme si elle n’avait attendu que cet ordre pour s’envoler, brisait son enveloppe terrestre et prenait son essor vers le ciel.

          Le P. Barbe mourait le 22 octobre 1883, à 6 heures du soir, à l’âge de 53 ans, après trente ans de vie religieuse, et 16 ans d’apostolat en pays étranger.

          Le corps inanimé du vénéré défunt demeure pendant 36 heures sur l’humble lit où il a rendu le dernier soupir. Ses mains tienne le chapelet et le crucifix des vœux ; à droite et à gauche sont placés des bouquets de fleurs dont le parfum embaume la cellule. Les Pères veillent sans cesse jour et nuit auprès du corps, et il semble qu’un charme secret les retient auprès de ces restes bien-aimés. Le visage du P. Barbe porte encore l’expression de cette douceur qui ne l’abandonna jamais, et le reflet de ce calme, de cette paix et de cette tranquille sérénité qui sont sur la terre le partage des Saints.

          Les visites à la chambre mortuaire ne discontinuent pas jusqu’à l’heure des obsèques ; les catholiques tiennent à venir acquitter une dette d’affection et de reconnaissance, tous les enfants de l’école arrivent à leur tour ; les petites élèves des Sœurs récitent pieusement leur rosaire et, avant de quitter la couche funèbre, jettent de l’eau bénite sur les restes du bon Père.

          Les funérailles eurent lieu le mercredi matin et furent un véritable triomphe. Tout ce qu’il y a de Français dans la ville et beaucoup de Mauriciens sont là. A 8 heures se fait la levée du corps. M. le Consul de France, un aide – de – camp du commandant de la station, une députation de marins, le capitaine de gendarmerie avec plusieurs de ses hommes, sont sur pied, rendant les honneurs à ce soldat de Jésus-Christ. Le R. P. Lacomme chante la messe. Le P. Préfet Apostolique, ayant à sa droite et à sa gauche le P. Lacomme et le P.Cassagne, conduit le deuil ; quatre notables de la ville, parmi lesquels M. le Consul d’Italie, tiennent les cordons du poêle.

          L’absoute est faite par le R. P. Cazet ; il y a des larmes dans sa voix. Les assistants paraissent touchés ; tout les frappe : la vue des Pères en surplis entourant le corps de leur frère , les ornements sacerdotaux sur le cercueil, le souvenir des récentes instructions données dans cette même église par le bon Père défunt.

          Au cimetière, tous les Pères viennent l’un après l’autre jeter l’eau bénite sur les restes du cher missionnaire déposé dans la tombe ; c’est leur dernier adieu. M. le Consul et le jeune officier qui remplace le Commandant de la Naïade s’approchent à leur tour. Puis tous se retirent en silence.

          Et maintenant le bon Père repose dans un petit enclos donné à la Mission par une excellente catholique, à l’ombre de beaux palmiers dont les grandes feuilles s’inclinent doucement comme pour protéger sa tombe abritée sous les bras de la croix.

          Ses parents et ses amis qui le pleurent n’auront pas la consolation de venir s’agenouiller devant ses restes ; mais ceux qui pendant la vie et au moment de sa mort lui ont témoigné tant d’affection, viendront souvent à leur place déposer leurs fleurs et leurs prières.

          Les Saintes Lettres nous disent que la mémoire du juste sera en bénédiction. Cette prophétie s’est de tous points réalisée en faveur du P. Barbe, et ses yeux venaient de se fermer à la lumière, la dernière pelletée de terre venait à peine d’être jetée sur son cercueil, que déjà il se formait autour de son nom un concert de louanges dont les notes éparses, si nous les recueillions, pourraient nous aider à composer en son honneur le plus glorieux des panégyriques. Qu’on en juge :

          " Quel coup vient de nous frapper ! mon cher ami, nous écrit le P. Cazet. Votre cher oncle est mort ! Quelle épreuve ! hier matin, pendant la messe, à la pensée que N.-S. allait peut-être nous prendre ce vaillant ouvrier, je ne pouvais maîtriser mon émotion, ni prononcer à certains moments les paroles liturgiques. Et maintenant c’est fini ! je pleure en vous écrivant ces lignes, tant je sens la grandeur de la perte que fait la Mission de Madagascar ! Mais le Seigneur nous l’avait donné, le Seigneur nous l’a enlevé ; que son saint nom soit béni ! 

          Le bon P. Barbe avait une si belle âme ! je le connaissais depuis près de 30 ans, et depuis son arrivée en mission, c’est-à-dire depuis 16 ans, j’ai toujours été son supérieur médiat ou immédiat. Comme il était dévoué ! je lui proposé quelquefois des travaux pénibles ; il était toujours prêt ; jamais la moindre observation. Quelle humilité ! quelle obéissance ! quel zèle ! quel dévouement pour tout ce que je lui confiais !…Mais que la volonté de Dieu soit faite !

          Toute votre famille que j’étais si heureux de voir il y a quelques mois, sera bien peinée en apprenant cette triste nouvelle ; mais qu’elle se console au souvenir des vertus du bon et si regretté Père Barbe, vertus dont, je n’en doute pas, il doit déjà recevoir la récompense dans le ciel. De là il prie pour tous ses chers parents et pour la Mission… "

          Qu’ajouter à ces éloges qui tombent d’une bouche si autorisée, à ces détails qui nous viennent de celui qui fut le témoin intime de la vie du vénéré missionnaire ?

          " Je connais le P. Barbe depuis don noviciat, disait le P. Gauchyau P. Bareyt ; il fut constamment le même, prêt à tout faire au moindre signe de l’obéissance, toujours généreux. Et ce dévouement, il l’a gardé jusqu’à la fin de sa vie. Les Malgaches connaissaient son zèle et l’aimaient beaucoup… Le vendredi soir, la veille du jour où il devait s’aliter, nous passâmes ensemble la récréation, et il ne fut question entre nous que de choses de piété et de souvenirs du noviciat. Le Père était ravi et la bouche en lui parlait de l’abondance du cœur.

          Une chose m’a particulièrement frappé chez le P. Barbe, continue le P. Gauchy, c’est sa régularité. Il avait ses heures déterminées pour les exercices spirituels, pour les diverses actions du jour ; même à la campagne, où la chose était plus difficile, il menait la vie de communauté. "

          Le P. Camboué avait fait la même observation : " chaque jour à la même heure, disait-il, je le trouvais à la chapelle récitant pieusement son bréviaire. "

          Le P. Barbe a essayé de passer sans bruit dans le monde, et cependant il est peu d’ouvriers évangéliques, à notre avis, dont le nom ait été aussi acclamé. L’Univers annonçait la mort de ce pauvre missionnaire qui, en même temps qu’il avait porté sur la terre infidèle la lumière de l’Evangile, avait tant fait pour le drapeau de la France. Toute la presse départementale sans distinction d’opinion s’est inclinée devant la tombe de ce véritable civilisateur dont tous les efforts avaient tendu à relever l’honneur de notre patrie en pays étranger. Et quand le douloureux message est venu nous apprendre que le champ du Père de famille à Madagascar avait perdu un de ses plus infatigables ouvriers, tous ceux qui ont connu le P. Barbe se sont écriés : c’est un saint ! C’est la parole qui a été dite à Doazit avec un merveilleux accord par tous ceux qui le connurent dans son enfance et sa jeunesse sacerdotale ; tous ses maîtres et ses condisciples l’ont répétée , elle s’est trouvée sur les lèvres de nos séminaristes après la lecture qui leur a été faite, par leur vénéré Supérieur, des deux lettres si intéressantes qui nous sont venues de Tamatave ; nous avons surtout été heureux de la relever dans la correspondance du P. Caussèque, qui était le compatriote, le condisciple, l’ami et le confesseur du P. Barbe.

          Mais rien n’égale la joie que nous avons ressentie en la trouvant dans une lettre toute pleine de cœur que M. Mouton a bien voulu nous écrire quelques jours après le douloureux événement. Nous demandons pardon à M le Grand Vicaire de la liberté que nous prenons de transcrire ici les lignes qu’il a bien voulu nous adresser, et qui ont été pour nous la source des plus douces consolations. C’est par elles que nous finirons, et elles couronneront d’une manière éclatant les éloges si mérités que nous décernons à la mémoire du P. Barbe.

 

 

Aire, le 10 décembre 1883.

EVECHE
D’Aire

          " Mon cher Monsieur l’Abbé,

          C’est avec la plus grande émotion que j’ai lu en présence de Sa Grandeur qui la partageait, les détails si touchants et si édifiants contenus dans les deux lettres que vous avez bien voulu me communiquer. Mais si je n’ai pu m’empêcher de prendre part à votre peine et à celle des vôtres, et de regretter un instant qu’une si belle âme nous ait quittés, d’un autre côté il m’a été impossible de ne point m’écrier avec nos Saints Livres : que la mort des justes est belle et précieuse en présence du Seigneur !

          Je me représente ce rivage où votre cher oncle a rendu le dernier soupir, et où j’ai reçu autrefois une si fraternelle hospitalité ; j’assiste d’ici à tous les détails de ses derniers jours sur terre ; j’entends son dernier sermon à l’église de Tamatave ; je prends part à ses derniers entretiens qui rappelle ceux des saints ; je le vois enfin, muni de tous les secours, fortifié par toutes les consolations de la religion, expirer au milieu de ses frères, le sourire sur les lèvres, et je me prends à ce souhait : puisse ma fin ressembler à la sienne ! Cette mort n’est-elle pas en effet digne d’envie ? Il meurt sur un rivage voisin d’une terre où il a versé tant de sueurs pour les âmes, et qui rappelle à propos celui de l’éternité bienheureuse.

          C’est bien ainsi et dans cette profonde paix que devait mourir celui qui avait toujours vécu dans la pratique la plus parfaite, au rapport de ses Supérieurs et de tous, de l’humilité et de l’obéissance, ces deux vertus, gardiennes par excellence de la paix du cœur.

          A la vue de cette tombe lointaine qui ne sera pas solitaire au reste, mais fidèlement gardée par la reconnaissance et l’amitié, et qui un jour sera le berceau d’un élu, cessez de pleurer, mon cher enfant, vous et les vôtres. Si vous avez perdu pour quelques jours de cette triste vie d’ici-bas un oncle chéri, un parent, modèle de vertu, dont tous les conseils vous portaient au bien, ses exemples du moins, couronnés par une sainte mort, parleront plus haut que jamais à votre cœur. Sa couronne vous invite à le suivre, et ses prières vous y aideront.

          Je garderai religieusement et fidèlement pour ma part, tant que je vivrai, le souvenir si édifiant du Père Barbe, comme celui d’un très-saint prêtre, d’un très – fervent disciple de saint Ignace, digne en tout de cette réunion d’apôtres que j’ai vus de près, et dont le zèle et la charité héroïques sont à l’épreuve de tous les travaux et à la hauteur de tous les sacrifices.

          Je ne puis refuser mes prières au Père Barbe, parce que la Sainte Ecriture nous dit qu’il est bon et salutaire de prier pour les défunts ; mais je me sens plus porté à l’invoquer qu’à prier pour lui, et j’espère que le fils de Notre-Dame de Buglose, qui a dit sa dernière messe un samedi, qui a fait sa dernière instruction pour glorifier sa mère du ciel, la reine du Rosaire et du Paradis, est allé déjà la rejoindre dans la gloire.

          Faites part, je vous prie, de mes sentiments à vos chers parents, que je n’ai pas l’avantage de connaître, mais qui doivent être bien bons, puisqu’il ont mérité d’avoir un frère tel que le Père Barbe. Je vous prie tous de ne pas oublier ce que la jeune martyre sainte Agnès disait à ses parents attristés, en leur apparaissant quelques jours après sa mort : " Ne pleurez pas sur moi ; car je vis maintenant dans le ciel auprès de Celui que j’ai tant aimé sur la terre. "

          Recevez, bien cher Abbé, etc….

Mouton, vicaire général "

          Nous n’avons pas le courage de commenter cette lettre ; elle dit le dernier mot, et nous n’avons rien à ajouter.

          Et maintenant nos désirs sont satisfaits. Nous n’aurons pas, hélas ! la consolation de traverser les mers pour nous incliner devant cette tombe qui renferme pour nous le plus précieux des trésor, ni d’épancher auprès d’elle nos prières avec nos larmes. Mais il nous est bien doux d’obéir à un besoin du cœur en déposant à l’ombre de la croix de bois qui la protège ces humbles pages, dernier témoignage de notre vénération sans bornes, de notre respect, de notre reconnaissance et de notre amour.

          Lorsque s’ouvriront les portes de Madagascar en ce moment fermées par la plus injuste des persécutions, les ouvriers évangéliques qui semblables à des soldats impatients de courir à l’ennemi, attendent pour s’élancer à la conquête des âmes, le signal de la Providence, se précipiteront sur cette terre où ils ont laissé leurs espérances et leurs cœurs ; les nouvelles recrues de Dieu prépare dans l’ombre pour prendre la place de ceux qui sont tombés, les y suivront. Mais les uns et les autres, avant de courir à de nouvelles victoires, viendront s’agenouiller sur le tertre qui garde la dépouille mortelle du P. Barbe, et demander à Dieu son esprit de foi, son zèle, son dévouement, son abnégation et toutes ses vertus . Bien que la main de la mort l’ait saisi, il leur parlera encore, et s’il gardait le silence, il nous semble que l’ange gardien de sa tombe prendrait la parole pour leur dire, avec une signification plus élevée, ces mots gravés sur le monument funèbre d’un des plus illustres guerriers du XVIIème siècle : Arrêtez-vous ! la terre que vous foulez recouvre un héros !

          Oui, le P. Barbe fut un héros ; et ceux qui viennent de parcourir ces pages n’auront pas de peine à en convenir ; car un héros pour nous n’est pas seulement un homme d’une valeur extraordinaire qui obtient dans les combats d’éclatantes victoires, rend à ses concitoyens, au péril de sa vie, des services signalés, et exécute avec succès de grandes et périlleuses entreprises ; c’est surtout cet homme profondément humble qui, par amour pour Dieu, abandonne tout ce qu’il possède, ses biens, sa famille, sa patrie, et, sans rien attendre des hommes, s’en va sur les plages étrangères, n’ayant en perspective que les privations, les peines, les souffrances, la persécution et la mort, se dépenser et s’immoler obscurément pour Dieu et pour sa cause.

          Tel fut le Père Barbe.

          Que ses prières unies à celles des âmes qu’il a sauvées et forment en ce moment sa plus belle couronne, obtiennent à ses frères la consolation au milieu des épreuves qui traversent leur existence et paralysent leur zèle ; qu’elles affermissent les œuvres déjà établies ; qu’elles apportent un peu d’adoucissement à la peine de ceux que sa mort a plongés dans l’affliction ; enfin, qu’elles préparent à la Mission en ce moment si éprouvée de Madagascar une ère de prospérité qui assure en ces pays la réalisation du plus ardent désir du Cœur de Jésus et de ses apôtres : l’extension du royaume de Dieu, et le salut des âmes !

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